Dans l'ombre des Lumières
échapper un instant à cette surveillance implacable. Il tourna la tête pour la détailler une fois encore. Elle était belle comme un ange, assise à la droite de l’inconnu, légèrement assoupie.
Son attention fut détournée par l’approche de Mortagne. C’est alors que le passager lui adressa la parole.
— Vous appartenez à la garde nationale de Paris ?
L’énoncé d’une telle évidence n’était bien sûr qu’un prétexte pour engager la conversation, mais la banalité du procédé ne fit qu’irriter Antoine.
— En effet, dit-il avec un sourire crispé…
— Est-ce la première fois que vous venez en Vendée ?... Mais peut-être suis-je indiscret ?
— Non, pas du tout, mentit le Gascon. J’ai découvert ce pays il y a trois ans.
Il avait parlé à voix basse, tout en jetant un regard inquiet sur Amélie. Il espérait que le sommeil de sa femme engagerait le fâcheux à se taire. Il n’en fut rien.
— Je me présente, dit l’homme d’une voix sonore, Jacques-Étienne Garnier, membre du district de Montaigu. Je vais à Fontenay pour organiser le recrutement de la garde nationale.
Le fonctionnaire marqua une pause comme pour attendre les nombreuses félicitations qu’Antoine ne devait pas manquer de lui adresser. Mais Loisel resta muet.
— Hum, reprit l’homme, opiniâtre. Vous voilà bien loin de chez vous. Seriez-vous en mission pour la République, vous aussi ?
Antoine sortit brusquement de sa torpeur. Cet homme essayait-il de le faire parler ou bien voulait-il simplement rompre la monotonie du voyage ?
— Ma femme est originaire de ce pays, citoyen…
Pour ne pas s’appesantir sur le sujet, il ajouta aussitôt :
— … Je souhaite prendre un peu de repos. Je guéris à peine d’une méchante blessure reçue dans la Belgique.
Les yeux de Garnier furent traversés par un éclair.
— Vous étiez à Mons.
— Et à Valmy.
— Ah ! Comme je suis honoré de voyager avec vous !
— Je n’ai fait que mon devoir, répondit Antoine, qui se souvenait fort bien de ce que lui avait dit ce cafard de Migot…
Garnier était ravi. Mais il y eut un silence ; Antoine ne relançait toujours pas la conversation et le fonctionnaire semblait tracassé par un sujet qu’il hésitait à aborder. Il se décida pourtant.
— Les sentiments de ce département, je le crains, ne pourront que blesser votre patriotisme.
Amélie, qui venait de s’éveiller, suivait à présent la conversation.
— De tous les districts de la Vendée, poursuivit le fonctionnaire, celui de Montaigu est le pire. Quand nous avons voulu y célébrer la victoire de Mons, les habitants nous ont insultés, allant jusqu’à fermer leurs portes et leurs fenêtres à notre passage… Ce pays-ci est peuplé de cultivateurs ignorants et fanatiques qui sont le jouet des nobles et des prêtres.
— Comment expliquer une telle hostilité ? demanda Antoine avec une naïveté feinte.
— Je vous l’ai dit, le fanatisme, citoyen, le fanatisme ; entretenu par les calotins, il fait des ravages dans ces contrées reculées. Il faut dire aussi que le pays a le malheur d’abriter un nid de serpents : vous connaissez certainement le hameau de Saint-Laurent-sur-Sèvre où résidaient les Filles de la Sagesse et ces canailles de Mulotins 1 .
— Je croyais qu’on les avait dispersés.
— Oui, mais, comme le chiendent, ils repoussent un peu partout dans nos campagnes. Les paysans cachent ces scélérats qui ont refusé de prêter le serment et allument l’incendie dans la région.
Amélie et Antoine échangèrent un coup d’œil discret.
— Je ne comprends pas ces paysans, reprit Garnier, ils préfèrent être les esclaves de leurs nobles et de leurs prêtres plutôt que d’accepter la liberté que nous leur offrons. Savez-vous qu’ils ont en horreur l’uniforme que vous portez ? Je vous conseille d’ailleurs de l’ôter quand vous vous promènerez seul dans la campagne, si vous ne voulez pas qu’on vous y fasse un bien mauvais parti. Mais leur plus grande haine est dirigée contre les prêtres assermentés, qu’ils appellent ici les trutons , c’est-à-dire les intrus. Nous devons souvent conduire ces curés patriotes à l’église sous la surveillance de la force publique. Mais, dès que nous avons le dos tourné, ils les maltraitent, les frappent, les chassent à coups de pierre…
— Peut-être avons-nous commis une erreur en exigeant le serment constitutionnel, fit
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