Dans l'ombre des Lumières
Antoine. Nous avons permis aux prêtres de ranimer d’anciennes querelles religieuses. Souvenez-vous aussi des conspirateurs du Midi qui voulaient couper la gorge à tous ces jean-foutre de huguenots . Ne donnons aucun prétexte à ces gens.
Garnier fut interloqué par cette autocritique qui était si peu dans les mœurs du temps. Quant à Amélie, elle considéra son mari avec inquiétude. Mais, par chance, ce dernier s’interrompit.
— Croyez-moi, citoyen, rétorqua Garnier avec chaleur, l’absence de serment n’aurait rien changé à la haine que ces maudits prêtres vouent à la Révolution. La crédulité des paysans leur permet de les maintenir sous le joug ; ont-ils d’ailleurs fait autre chose depuis des siècles, terrorisant ces drôles avec la peur de la damnation éternelle et la menace du diable, monnayant leurs indulgences impies et buvant le sang du peuple comme les plus assoiffés des vampires ? Avant la révolution du 10 août, certains administrateurs se sont montrés trop complaisants avec eux ; et quelques-uns le sont encore. Cette complicité, ce manque de civisme produiront un jour prochain quelque désastre.
— Vous avez sans doute raison, se contenta d’ajouter Antoine pour faire oublier son imprudence.
— Tenez, insista Garnier, voici un exemple qui vous donnera une idée de l’obscurantisme de ces paysans. Il y a peu de temps encore, ils processionnaient au clair de lune jusqu’à l’abbaye de Bellefontaine, au pied d’un chêne, pour y adorer une Vierge de faïence ; un enfant, touché par la grâce, se rendait alors seul dans un champ voisin où ces gens croyaient que les anges descendaient du ciel pour y célébrer la messe et y baiser le front de quelques dévotes en extase ! La garde nationale eut beau transporter la statue jusqu’à Notre-Dame-de-Cholet, rien n’y fit. Ces sots prétendirent que la Vierge retournait nuitamment jusqu’à son chêne et les processions reprirent de plus belle.
— Eh bien, qu’avez-vous fait ?
— Pardi ! Nous avons démoli leur chapelle et abattu leur chêne – leur châgne , comme disent ces gueux en patois. Certains ont même pleuré tels des enfants à qui l’on enlève un hochet.
Loin d’en rire, Antoine jugea cette histoire assez triste. Il dut toutefois masquer sa désapprobation. De toute manière, emporté par son élan, Garnier ne l’écoutait plus.
— Souvenez-vous, qu’il y a deux siècles, les mêmes paysans brisaient ici les statues de la Vierge avec les Réformés. Ils viennent aujourd’hui se prosterner devant son image dont ils ont décoré les fontaines, les rochers ou les arbres. C’est leur paganisme, leur religion de druides qu’ils ont frottés de christianisme. Ils ne sont pas seulement les dociles marionnettes des prêtres, mais aussi celles des devins, des charlatans et des empiriques. Ils n’entendent rien à la religion qu’ils ne savent vénérer qu’à travers les images et ce qui vient frapper leur grossière imagination. Si vous vouliez remplacer une de leurs statues délabrées et que vous leur en offriez une nouvelle, ils la repousseraient avec horreur, pensant que celle-ci ne pourra plus faire de miracles. Et ainsi se comportent-ils avec leurs nouveaux curés. Ils croient encore aux revenants, aux loups-garous et aux sorciers. Mais le plus étrange est que ce peuple sauvage, ce peuple ignorant et fruste, tout en restant l’esclave de ses prêtres, est en même temps fort jaloux de sa liberté.
Garnier n’était pas assez fin pour comprendre la contradiction apparente qu’il venait lui-même d’énoncer. Pour éviter qu’il interrogeât Amélie, Antoine poursuivit la conversation avec plus d’entrain, abordant des questions militaires qui n’étaient pas matière à suspicion. Il voyait en même temps, du coin de l’œil, que sa femme faisait des efforts pour contenir sa colère.
Ils arrivèrent enfin aux Herbiers. Les Loisel saluèrent leur compagnon de voyage mais, pendant qu’Amélie descendait de voiture, Garnier aperçut Jean Laheu qui était venu les accueillir et tendait le bras à la jeune femme. Le fonctionnaire avait oublié la fille du marquis de Morlanges, entrevue six ans plus tôt, alors qu’elle n’était qu’une enfant. Mais, il se souvenait parfaitement du fils de leur bordier, car il l’avait lui-même noté comme suspect. Garnier s’estima trahi. Il jeta à Antoine un regard à la fois interrogateur et sévère. Le Toulousain ne put
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