Dans l'ombre des Lumières
curé. Je vous croyais l’ami de la Révolution et des philosophes.
— L’ami des philosophes, certes, répondit le prêtre, pas celui des massacreurs et des régicides. Sachez que j’ai prêté le serment constitutionnel, avec quelques réserves sur les matières de foi. J’ai cru un peu sottement que ceux qui avaient prôné la liberté de conscience ne m’en feraient pas un grief, ou plutôt un crime, mais, cette liberté, ils me l’ont refusée, malgré toute la soumission que j’ai manifestée pour le nouveau régime. Ils ont fait de moi un proscrit.
— Avez-vous été arrêté, demanda Amélie ?
— J’ai été conduit jusqu’aux Sables où j’ai attendu pendant des semaines un embarquement pour l’Espagne. Et l’on m’y a finalement déporté avec une centaine de prêtres venus de l’Anjou, du Poitou et de la Bretagne.
— Et pourquoi n’êtes-vous pas resté en Espagne ?
— Des amis me l’ont bien conseillé, mais j’ai senti que je ne pouvais abandonner le troupeau quand il endurait ici tant de souffrances. Comment ! Pendant toutes ces années, j’aurais parlé à mes ouailles du sacrifice de notre Sauveur, de la consolation de la foi, je leur aurais demandé de supporter patiemment les pires des épreuves – et Dieu sait combien ces misérables en subissent – je leur aurais donc prêché tout ceci, et je serais moi, Augustin Leretz, incapable, le jour venu, de suivre mes propres maximes !
— Mais, intervint Antoine, vous risquez votre vie en vous mettant hors la loi…
— Monsieur, vos ancêtres huguenots n’ont-ils pas désobéi, eux aussi, à des lois qu’ils jugeaient scélérates, n’ont-ils pas, eux aussi, été chassés du royaume avec interdiction d’y reparaître, à peine de la vie, n’ont-ils pas, eux aussi, eu le courage de rentrer pour prêcher dans le désert, bravant ainsi tous les périls afin de servir leur foi ? Le martyre des uns ne vaut-il pas celui des autres ?
Par cette analogie habile, l’ecclésiastique avait touché un point très sensible. Mais, en réalité, le Toulousain n’avait pas besoin de penser à la révocation de l’édit de Nantes pour mesurer tous les errements du nouveau régime. Il avait vu les massacres de septembre, sa femme avait été arrêtée pour une bagatelle, on s’acharnait contre elle, et cela lui suffisait amplement. Mais il ne pouvait s’empêcher d’argumenter. Le père Leretz, qui était un homme intelligent, l’avait bien compris et seul Morlanges fulminait dans sa barbe.
— On dit que les nobles et les prêtres animent le peuple contre la Révolution.
— La Révolution n’a pas besoin d’aide pour imprimer le dégoût à ces pauvres gens. Croyez-moi si vous le voulez, mais je m’efforce plutôt de tempérer leur colère, car je sens qu’ils en viendront bientôt aux dernières extrémités. Si vous saviez, mon ami, comme ils sont harassés par la garde nationale, accablés par les réquisitions et les impositions mobilières, rançonnés et exécutés militairement quand ils sont incapables de payer, traversés même dans leur conscience ! On a déporté leurs curés, fermé leurs églises, brisé leurs cloches, réquisitionné leurs objets sacrés, interdit leurs processions. Ils ont vu leurs prêtres, c’est-à-dire leurs oncles, leurs fils, leurs cousins, attachés à la queue des chevaux avec une corde et traînés ainsi jusqu’en prison. Les bourgeois de la milice les méprisent, les battent et les arrêtent pour un rien. Et quand, poussés par le désespoir, ils se révoltent, les autorités font preuve avec eux d’une brutalité sans exemple.
Le prêtre s’interrompit et se tourna vers l’embrasure de la porte où se tenait humblement Jean Laheu, son chapeau rabalet entre les mains.
— Parle donc Jean, dis ce que ton cousin a vu à la Saint-Louis de l’année dernière et que tu n’as même pas voulu conter à Madame, cet automne, pendant son séjour. Allons, parle !
Laheu jeta un coup d’œil interrogateur au marquis qui acquiesça du regard.
— Vous savez, Monsieur, que les paysans des environs de Châtillon se sont révoltés au mois d’août dernier à mains armées et que deux cents d’entre eux ont été massacrés après l’attaque manquée de Bressuire. Mon cousin, qui vit à Saint-Mesmin, s’en allait avec ses bœufs du côté de La Forêt, le jour de la Saint-Louis, quand il a été arrêté par une trâlée de Bleus. Leur chef lui a demandé de
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