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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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pas la démarche familière. Il fixa la porte du bureau, la gorge serrée. L’attente lui parut interminable. Il lui suffisait pourtant de se déplacer, de parler, mais il était paralysé. Les battants s’écartèrent lentement ; il aperçut alors la silhouette de sa femme.
    Ils restèrent un long moment à s’enlacer, puis à se dévisager avec passion. La joie de leurs retrouvailles se mêla pourtant d’une angoisse profonde, comme s’ils mesuraient soudain toute la fragilité de leur existence.
    — J’ai eu tellement peur, je peux te l’avouer maintenant, dit-elle, en dévisageant son mari.
    — Je sais.
    — J’ai été injuste avec Gaspard. Si tu savais comme je m’en veux de l’avoir soupçonné avec tant de mesquinerie ; je lui dois la liberté, peut-être la vie.
    — L’important est que tu sois près de moi. Nous ne serons plus jamais séparés, je te le promets.
     
    Le soir même, Antoine rendit visite à Virlojeux pour lui témoigner sa gratitude.
    — Nous te devons tout, mon cher Gaspard, une vie entière ne suffirait pas à honorer une telle dette. Depuis que nous nous connaissons, je n’ai pas cessé de te solliciter. Tu as su convaincre Mme de Nogaret de ne pas empêcher notre mariage. Et voici que tu risques ta vie et ton honneur…
    — Allons, pas de cela entre nous, mon cher peintre. Tu en ferais autant pour moi, si j’étais en difficulté… À propos, voici deux passeports pour la Vendée. Ne tardez pas à partir. Les choses deviennent trop dangereuses pour vous ici.
    — Adieu, mon ami.
    — Adieu.

IV
    L’inconnu dévisageait Antoine depuis un moment. Il avait l’expression caractéristique de ces voyageurs qui guettent la moindre opportunité pour engager la conversation. Il s’agitait sur la banquette, affichait une mine bienveillante et ce sourire plein d’attente obséquieuse qui donne parfois aux inconnus un air de bêtise.
    Antoine n’avait aucune envie de parler à cet homme qu’il avait vu surgir dans la diligence, à Cholet, comme un beau diable, pestant contre le cocher, rabrouant le subalterne qui l’avait escorté jusqu’à la voiture. Amélie et Antoine étaient épuisés. Le périple avait été long et particulièrement pénible. Ils avaient dû supporter la fatigue des chemins de traverse, les interrogatoires incessants des patrouilles. Et toujours cette hantise d’être pris, de ne pas dire le mot juste, de se retrouver peut-être piégés dans la nasse d’une foule furieuse, comme celles qui, en province ou à Paris, éventraient des nobles ou émasculaient des prêtres. Antoine avait endossé par précaution son uniforme de la garde nationale parisienne. Cette défroque patriotique produisait un effet magique sur les milices locales. Il y avait toutefois des chefs plus suspicieux que d’autres ; ceux-là rêvaient de sortir de l’anonymat, de s’illustrer en arrêtant un aristocrate déguisé. Ainsi gagneraient-ils un bref moment de gloire, le temps de conduire un malheureux au comité de surveillance ou à l’échafaud. Et s’ils capturaient quelque grand personnage, ils auraient l’honneur plus durable de voir leur nom publié par l’Imprimerie nationale. Certains n’agissaient pas pour la gloire ni par conviction, mais comme de pures machines, des horloges aux rouages bien dentelés. Leur visage de marbre annonçait déjà aux fugitifs qu’ils resteraient sourds à leurs suppliques et ne seraient pas dupes de leurs grimaces. Ils s’attardaient sur les passeports, relisaient dix fois les mêmes certificats, dévisageaient les voyageurs et plongeaient des yeux menaçants dans les leurs, espérant y déceler le rictus qui trahit et l’embarras coupable. On les avait sortis de leur échoppe pour les élever au rang de gardiens de la patrie et ils accomplissaient scrupuleusement leur devoir, avec ce zèle, cette minutie tracassière, cette vigilance envieuse qu’ils mettaient d’ordinaire à surveiller la boutique ou le lopin de terre du voisin. Avec ceux-là, même l’uniforme ne servait à rien. Ils l’avaient lu cent fois dans leurs brochures ; ils l’avaient entendu mille fois déclamé dans leurs clubs : le crime se dissimulait toujours sous le masque de la vertu.
    Mais la livrée nationale plaisait manifestement au voyageur qui souriait à Antoine. Le peintre en était de plus en plus importuné. Il voulait parler librement à sa femme ou se contenter de l’observer. Être enfin seuls, loin de la cohue, pouvoir

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