Dans l'ombre des Lumières
publique avec lequel il se flatte de pouvoir soulager la misère du pays ; ce projet, je n’en doute pas une seconde, aura tout le succès que nous sommes en droit d’en attendre.
— Monsieur, révélez-nous donc au plus vite cette recette miraculeuse !
— La chose est fort simple en vérité. Mon ami affirme que l’on peut nourrir un pauvre avec seulement trois sols par jour.
— Trois sols ! Leur donne-il donc de l’avoine à brouter ? s’amusa la veuve Barbeau.
— Pardonnez-moi, Madame, mais c’est une matière sérieuse. Avec trois sols, on peut fournir à chaque pauvre une grande assiette de soupe et de légumes, ou alors un plat de riz auquel on ajoute de la farine de maïs pour le rendre plus copieux. Dans une maison charitable, mon ami a vu distribuer un mélange de pain bis et de pois, bouillis au préalable dans une marmite. Il en a lui-même mangé et n’y a rien trouvé à redire, si ce n’est un léger goût de graisse et de lard rance, ragoûtant pour les seuls gens du peuple. Dans une autre maison, il a mangé une bouillie de riz et de farine de maïs ; les gueux à qui elle avait été servie lui ont paru la déguster, comment dire ? non seulement avec appétit, mais avec une espèce de sensualité.
L’abbé Renard paraissait de plus en plus intrigué. Il avait l’expression crispée d’un homme qui fouille ses souvenirs. Au bout d’un moment, il dit soudain.
— J’ai lu la description de cette recette, presque mot pour mot, il y a plusieurs mois dans les journaux, il me semble qu’il s’agissait des Affiches de Toulouse . J’ai d’ailleurs tenté l’expérience à l’hôtel-Dieu et, je dois le dire, elle nous a permis de nourrir plusieurs pensionnaires. Plus de cent fois, j’ai béni ce bienfaiteur que la modestie avait rendu anonyme. Je vous conjure de nous révéler aujourd’hui son identité.
Antoine attendait la réponse de l’avocat avec impatience, mais, cette fois encore, Virlojeux se contenta de baisser humblement les yeux après avoir esquissé un sourire gêné.
— Ne me dites pas, Monsieur, que vous en êtes l’auteur.
— Je ne puis rien dire…
— Mais parlez donc, vous nous obligeriez, supplia Élisabeth Barbeau !
— Vous m’embarrassez, je m’étais pourtant juré de ne rien révéler. Voici d’ailleurs beaucoup de bruit pour peu de chose. Qu’est-ce en effet qu’une ou deux recettes, comparées au travail de l’hospice que vous administrez depuis trente ans, mon père ?
— Il faut comparer ce qui peut l’être, mon fils. Et je le dois dire, je suis agréablement surpris par votre dévouement, votre intelligence et votre discrétion… D’autant que les plaidoiries occupent sans doute l’essentiel de votre temps…
— Il ne vous suffit donc pas de venger l’innocence opprimée, commenta la veuve Barbeau, vous permettez encore aux malheureux de manger.
— Vous me flattez, Madame et, je le répète, je ne mérite certainement pas tant d’éloges.
Tout le monde soupira de contentement et considéra l’avocat comme l’on regarde un bienfaiteur.
Une fois le silence revenu, Antoine Loisel put achever le dessin des deux postillons dont il avait conservé les traits en mémoire. Virlojeux le regarda faire en souriant.
— Savez-vous, dit l’avocat, que j’ai moi-même beaucoup d’inclination pour la peinture ? J’ai d’ailleurs l’honneur de compter de grands artistes au nombre de mes amis. Je me ferai une joie de vous offrir mon appui, si jamais vous en avez besoin. Je vous accorde qu’il est bien modeste. Mais dans une grande ville comme Paris, les plus infimes soutiens ne sont pas superflus. Je pense que monsieur l’abbé, qui prend à cœur vos intérêts, sera de mon avis.
L’abbé Renard se contenta d’opiner du chef.
— Vous êtes très aimable, Monsieur, répondit Antoine avec reconnaissance. Je ne voudrais pas abuser de votre générosité…
— Au contraire, il est tout naturel d’aider un jeune compatriote qui se lance dans le monde, surtout en ces temps troublés.
— Je ne suis qu’un apprenti et ferai sans doute piètre figure devant vos amis, ajouta Loisel avec timidité.
— Ils vous mettront à l’aise. Vous connaissez sûrement l’un d’eux, le célèbre Flasquelle ?
En entendant ce nom pour la première fois, Antoine se mit à rougir, et cet embarras ne surprit nullement son interlocuteur.
— Ma foi, je vous l’avoue, ce nom… il me semble pourtant l’avoir
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