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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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vêtement indéfinissable, fait de brocart et de laine grossière, de bure et de soie dont quelque fou splendide se fût enveloppé.
    Ce jour-là, tout semblait tranquille. Ici, un laquais volait un baiser à une bouquetière ; là, un Savoyard portait les bagages d’un gentilhomme avec un air d’innocence ou de soumission paisible ; ailleurs encore, des gardes-françaises sortaient éméchés d’une taverne, en se soutenant amicalement par le bras. Mais il s’agissait d’une concorde frondeuse, d’un bouillonnement à peine contenu. L’atmosphère était explosive. Dans le silence le plus profond, on croyait même entendre le cliquetis des armes et les sons perçants des flûtes régimentaires. Peut-être y avait-il trop de jeunesse, trop de monde, trop d’oisiveté ou de chômage, trop de gueuserie en vadrouille. En un clin d’œil, l’indifférence pouvait se muer en « émotion populaire », en rébellion ouverte. Les attroupements de haillons et de vareuses déchirées noircissaient le coin des rues ou le centre des places, comme des nuées d’insectes virevoltantes. Dans les quartiers de l’est, au faubourg Saint-Antoine, quelques semaines plus tôt, le sang du peuple avait déjà coulé.
    Antoine était lui-même assez batailleur ; son humeur avait toujours été vive, sa nature chatouilleuse et il se frottait souvent aux gaillards de son âge. À Toulouse, pour un regard de travers, une parole déplacée, entendue ou simplement rêvée, on n’hésitait pas à s’injurier et à s’empoigner. Pour un rien, on se débraillait, on se chiffonnait la perruque, on se déchirait la chemise. Mais ici, à Paris, il s’agissait d’un autre type d’agitation. La violence y était à la fois générale et sournoise. En Languedoc, on pouvait se gifler entre garçons ivres, exaltés, amoureux ou trop enthousiastes, et puis se raccommoder aussitôt en s’embrassant comme deux frères. Dans la capitale, en revanche, les rancœurs paraissaient plus vives, plus communes et, par là même, plus dangereuses.
    La diligence s’arrêta place des Victoires. Pendant une fraction de seconde, Antoine hésita à sortir, comme s’il percevait que sa vie allait irrémédiablement changer. Il se retrouva à l’extérieur, pris dans un mouvement dont il ne contrôlait plus les règles. Les cochers firent descendre les bagages sans grande délicatesse, s’affairant sous l’œil courroucé de Mme Barbeau. L’abbé Renard était absorbé par ses pensées ; quant à maître Virlojeux, il humait l’air vicié de Paris comme l’on respire des sels régénérant après une longue pâmoison. Son œil de général en campagne arpentait les alentours avec une impatience et une assurance voraces. Antoine salua la veuve Barbeau, puis embrassa longuement l’ecclésiastique.
    — Prends garde à toi, mon enfant, recommanda le prêtre… J’espère que tu viendras me visiter à l’Oratoire.
    — Je vous le promets, mon père…
    Les deux hommes se regardèrent en silence, puis Antoine ajouta avec candeur :
    — Je suis convaincu que votre neveu se rétablira bientôt…
    — Dieu seul en décidera, mon enfant…
    Le peintre lança un regard chaleureux au prêtre qui s’éloignait. Il se retrouva face à Virlojeux. Celui-ci se tenait immobile et le considérait d’une manière inhabituelle. Son visage exprimait une connivence lointaine mêlée d’impassibilité. Il attendait quelque chose qu’il paraissait certain d’obtenir et cette force tranquille troubla légèrement le jeune Toulousain.
    — Souvenez-vous de mes propositions, lui dit l’avocat en souriant.
    Seules les lèvres de Virlojeux s’étaient mises en mouvement ; le contraste entre ce rictus rapide et la prostration du corps avait quelque chose de surprenant.
    — Je n’oublierai pas votre amabilité, Monsieur.
    Virlojeux, le fixa un moment sans rien dire, les yeux plissés, comme si un tel engagement le rendait sceptique. Il salua d’un bref coup de chapeau, avant de disparaître dans la foule.
     
    Antoine oublia rapidement ses compagnons de voyage. Il ne songeait qu’à se rendre chez son logeur, Étienne d’Anville, un marchand drapier d’origine lyonnaise, qui s’était lié d’amitié avec son père, vingt ans plus tôt. L’homme, âgé d’une cinquantaine d’années, habitait la rue aux Ours, à deux pas des Halles, près de Saint-Jacques-de-l’Hôpital. Antoine ne voulut pas s’y rendre à pied ; fendre la foule parisienne

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