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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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comme des vapeurs de gaz ou des bouffées d’acide. C’était un mélange de senteurs indéfinissables, de rats crevés et d’abattis décomposés, de sang, de fiente et de boue ; ici, les jours de pluie, tout se coagulait, s’amalgamait jusqu’à former une pâte infâme, un liquide visqueux qu’il était impossible de nettoyer sans arracher une pièce d’étoffe ou une couche d’épiderme. Au passage d’une voiture, la boue giclait sur les chaussures, maculait les bas, zébrait les costumes, cinglait les visages. Puis, subitement, au détour d’une ruelle, comme par enchantement, la puanteur se dissipait. Du Bois de Boulogne et des Champs-Élysées, des plaines de Passy et de Vaugirard, de la barrière du Trône et de la Courtille, un souffle oxygénait le cœur congestionné de la capitale, adoucissant l’âcreté limoneuse de la Seine, ventilant les échoppes enfumées, purifiant l’atmosphère viciée des venelles ; un peu plus loin, au milieu des grandes places, dans les allées du Luxembourg, des Tuileries ou du Palais-Royal, le visiteur découvrait des parfums suaves, celui des lilas, du chèvrefeuille et des tilleuls en fleur ; au cours de ses promenades, il pouvait respirer les onguents sucrés des Parisiennes, les fumets gourmands des rôtisseries, l’arôme subtil des cafés, ou encore les relents épicés et poivrés des tables d’hôtes. Puis, à nouveau, irrémédiablement, l’infection lui accaparait les sens, le harcelait, le suffoquait, l’obligeant même à presser le pas pour s’enfuir. Si les rues étaient plus aérées, si le roi avait fait déménager le charnier des Innocents dont les cadavres polluaient le quartier des Halles, Paris puait encore trop souvent la charogne. Ici, dans la fange et l’urine, macéraient les viscères d’un animal qu’un boucher venait d’égorger. Là, sous le soleil, au milieu des rebuts de viandes, d’autres ordures achevaient de se putréfier. Chaque matin, les charrettes de la voirie ramassaient des tonnes d’excréments, produits des logis et de leurs chaises percées ; mais il en restait toujours une odeur entêtante qui s’imprimait dans le cerveau ; il suffisait de la renifler une fois pour ne plus jamais s’en défaire.
    Antoine, qui n’avait pas le nez sensible, eut toutefois des haut-le-cœur. Il se sentit défaillir, mais la veuve Barbeau lui présenta un mouchoir imbibé de parfum. Virlojeux avait l’air calme et presque amusé d’un homme qui retrouve sa ville après une courte absence. L’abbé Renard, en revanche, n’était pas à son aise et tentait de le cacher.
    Aux odeurs, agréables ou nauséabondes, s’ajoutait un bruit de fin du monde. Le vacarme était si intense, qu’à certains moments, le jeune Toulousain ne percevait même plus le tintement des cloches. Il entendait seulement le vaste concert de Paris dont les instruments s’associaient confusément : c’était les éructations des cochers et le hennissement des chevaux, les imprécations des valets et les vociférations des poissardes, le ferraillement aigu des artisans et le grondement sourd des carabas 1 .
    Le sens du spectacle se modifiait de temps à autre, conformément à l’humeur changeante du peintre, suivant qu’il était effrayé ou rassuré. La foule paraissait alors drolatique et amicale ; les sons stridents acquéraient une forme de gaieté harmonieuse. Antoine apprécia ainsi le chant joyeux des lavandières, les jurons cocasses des ivrognes, les clameurs vives des colporteurs, le boniment des charlatans ou les invites franches et sonores des harengères. Il le savait déjà, il l’entendait distinctement, cette apparente cacophonie exprimait l’âme du peuple de Paris. Cette entité unique, mobile, presque impalpable, lui filait entre les doigts. Elle le terrifiait et l’invitait à la rejoindre, telle une sirène, ou quelque catin à la fois orgueilleuse et gouailleuse.
    Les couleurs changeaient avec la même rapidité que les odeurs et les sons. Le costume noir des bonnes sœurs, des curés et des plaideurs, la grisaille et la boue des rues, cédaient la place aux bigarrures de la foule, aux bariolages des toilettes, aux teintes festives des costumes, à l’extravagance des gilets brodés, des perruques poudrées, des coiffures empanachées. Les contrastes coexistaient, les différences et les paradoxes se heurtaient ou s’entremêlaient. Nulle part ailleurs, le luxe ne fut si proche de la misère. Paris évoquait un

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