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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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la chemise ; ses jambes étaient bien plantées dans le sol, raides dans des bottes de cuir bardées de bois. Sa main droite empoignait le fouet, tandis que l’autre s’agrippait à une large ceinture. Le second postillon, en revanche, avait les joues creuses et noires, comme si la faim en avait déjà vampirisé les chairs et que la mort s’y était nichée. Derrière eux, le corps énorme de la turgotine, dont la panse était ficelée par les larges courroies de la soupente, telle une civière supportant un géant obèse. L’intention de croquer un rustre était tellement inattendue, et le dessin si bien exécuté, que Mme Barbeau et l’abbé Renard ne purent dissimuler leur surprise.
    — Le sort de ces gens est bien misérable, se lamenta la veuve. Ils sont au bord de la révolte. J’ai entendu dire ce matin, à l’auberge, que les peuples de la province s’attroupaient pour obtenir du blé et que certains pillaient les marchés.
    — La situation est la même dans tout le royaume, rétorqua l’abbé. Le peuple a faim, Madame, nous ne pouvons lui reprocher de réclamer le nécessaire. Je vois, chaque jour, des choses terribles…
    — J’ai ouï dire qu’à Toulouse, le 31 décembre, les thermomètres étaient descendus jusqu’à douze degrés en dessous du zéro ?
    — C’est exact… Messieurs les capitouls firent allumer des feux sur la place afin de réchauffer les habitants. Pendant trois jours, la Garonne demeura prise par la glace ; à certains endroits, celle-ci atteignit même dix pouces d’épaisseur. Le moulin du château n’allait plus, celui du Bazacle ne pouvait moudre qu’au moyen de l’eau bouillante qu’on jetait dans les cuves…
    — Et qu’a-t-on fait ?
    — Heureusement, la générosité des notables comme le père d’Antoine a permis de sauver bien des malheureux. En vérité, tout le monde donnait. J’ai vu de petites gens verser leur dernière obole afin de secourir de plus désespérés qu’eux.
    — Et vous, Monsieur, s’enquit le peintre qui guettait les réactions de Virlojeux, vous qui idolâtrez la liberté, une telle misère vous aura sans doute retourné les entrailles.
    — Cette question occupe en effet l’essentiel de mes pensées, jeune homme. Depuis mon retour d’Amérique, le spectacle de la misère m’a constamment hanté. Mais, vous m’excuserez, je n’aime guère chanter mes propres louanges ; je n’ai d’ailleurs pas le sentiment d’avoir fait autre chose que mon devoir.
    — Je comprends votre réserve, ajouta Antoine.
    — Ne pourriez-vous pas, toutefois, nous en dire davantage, insista la veuve Barbeau, dont la curiosité était piquée au vif. Nous savons tous ici reconnaître un honnête homme.
    — Madame, j’ai entendu tant de discours mercenaires, tant de grandiloquence et d’hyperbole sur la nécessité de secourir les pauvres, que je suis devenu méfiant et ne veux point mêler ma voix à ce concert hypocrite. La générosité, il est vrai, n’a jamais été aussi grande, mais, à côté des vrais philanthropes, il existe malheureusement une troupe d’opportunistes, de flagorneurs dont les forfanteries remplissent les papiers publics.
    — La modestie est une qualité bien rare, confirma l’abbé Renard.
    Virlojeux baissa les yeux avec humilité.
    — Tant de personnes se prétendent aujourd’hui les amis du bien, ajouta Mme Barbeau… Tenez, écoutez donc cette belle maxime que je viens de lire dans les Affiches  : « On voit beaucoup de gens qui font très fastueusement de petites choses, et très peu qui fassent le bien sans éclat, dans la seule vue d’être utiles à l’humanité… »
    — Rien n’est plus vrai, acquiesça Virlojeux.
    — Alors je vous en conjure, acceptez de nous révéler votre secret, je suis persuadée que nous pourrions en tirer de précieux enseignements.
    — Pourrais-je refuser la supplique d’une dame ?
    La veuve Barbeau répondit par un gloussement agrémenté d’une œillade.
    — Eh bien soit, ce n’est pas grand-chose, à vrai dire ; il s’agit d’un bienfait dont je ne suis pas même l’auteur ; l’hiver dernier, l’un de mes amis a longuement réfléchi au moyen de secourir les pauvres pour leur éviter de mourir de faim. Il a donc couru les hospices, interrogé leurs administrateurs, mais aussi les paysans, les meuniers, les boulangers, les curés et les indigents eux-mêmes. Grâce à ces renseignements, il a pu composer un projet de charité

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