Dans l'ombre des Lumières
d’observer.
— Arrête de faire de longues phrases pour gagner du temps et m’amuser avec tes sornettes.
— Non, je vous assure, c’est vrai ; cet homme, ce Garceau, un brun, trapu, aux yeux bleus, avait aussi une longue balafre le long du bras droit. Il semblait connaître votre femme.
Antoine ne comprenait pas. Il réfléchit nerveusement. Un homme qui connaissait sa femme et portait une cicatrice ?
Il posa des questions de plus en plus précises sur le prétendu Garceau La Montagne, sa façon de se tenir, de marcher, de s’habiller, la longueur et la profondeur de sa cicatrice.
— Laissez-moi partir, maintenant, implora Martineau, je vous ai tout révélé.
Antoine prit son couteau sans rien dire et lui trancha la gorge. Il essuya la lame sur les vêtements du délateur et s’en alla.
Obsédé par les dernières paroles de Martineau, il les retourna mille fois dans sa tête ; il y pensa jour et nuit, pendant des semaines, alors qu’il était terré dans les bois. Il examina en détail la personnalité et le physique de tous les hommes qui avaient approché Amélie, mais il ne trouvait toujours pas. Et puis, une nuit, il fit un rêve étrange. Il tentait de se réfugier sur un arbre aux branches déployées comme pour l’accueillir et lui permettre d’échapper à ses poursuivants. Mais dès qu’il commençait à grimper, la première branche, déjà profondément entaillée, se révélait pourrie et se brisait sous son poids. Il tombait à terre et se trouvait à la merci de ses ennemis. Il se réveilla alors en sursaut. Il fit le même rêve des dizaines de fois, mais la dernière, le songe se modifia sensiblement. Au lieu de la branche pourrie, c’était son ami Virlojeux qui lui tendait le bras, et sur ce bras, il y avait une profonde cicatrice. Au réveil, il se souvint du souper à l’hôtel de Nogaret où il avait aperçu ce détail.
Les informations s’assemblèrent alors dans sa tête, comme un puzzle effroyable. C’était impossible. Il faisait un cauchemar. Celui qui avait provoqué la mort de sa femme, c’était leur protecteur, l’homme qui avait rendu possible leur mariage et avait même assisté à la cérémonie ; Gaspard de Virlojeux ! La chose paraissait tellement invraisemblable qu’il en douta encore. Le faux avocat de Toulouse, le présumé journaliste, l’âme damnée de Gabrielle de Nogaret, ce vil aventurier aurait fait tuer sa femme, uniquement pour la voler ?
Il resta encore plusieurs semaines en Vendée, guerroyant le jour, et souffrant un martyre de solitude la nuit ; lorsqu’il ne pleurait pas toutes les larmes de son corps, il ruminait sa vengeance. Il voulait que cette maudite guerre s’achevât pour partir à la recherche de Virlojeux.
Et puis un jour, tout se précipita. Antoine combattait depuis un moment avec la paroisse de Monnier, celle de ses anciens amis, Brise-Fer et Mange-Groles, morts à Savenay. Les Vendéens qui l’accompagnaient avaient tout perdu, leurs femmes, leurs enfants, leurs parents, leurs fermes, et se montraient d’autant plus féroces à la guerre. L’épouse de Monnier avait été elle-même fusillée par les colonnes infernales. Antoine et les Vendéens massacraient ce jour-là des soldats bleus qui s’étaient réfugiés dans une église. Ce fut un carnage épouvantable. Les jeunes recrues hurlaient, suppliaient au milieu de la fumée et du fracas de la fusillade ; des flots de sang s’échappaient du chœur du sanctuaire. Avant même que tout fût terminé, Antoine ressentit une sorte d’explosion dans la tête, presque immédiatement suivie d’un grand silence. Il ne voyait plus la tuerie, il n’entendait plus le bruit des détonations. Il en avait assez. Il jeta son arme et marcha sans but dans la campagne, sans même se dissimuler, à la manière d’une cible. Il voulait en finir, rejoindre Amélie. Il connaissait les dernières volontés de sa femme, mais n’avait plus la force ni le courage de les satisfaire. Il ne pensait même pas à se venger. Ce monde absurde ne valait pas la peine d’y survivre.
Y a-t-il une étoile pour les égarés et les simples d’esprit ? Pendant toute une partie du parcours, Antoine ne fut même pas arrêté par les détachements de soldats qu’il rencontrait. Peut-être les républicains étaient-ils involontairement impressionnés par l’étincelle de folie qui hallucinait son regard. Ils en avaient déjà vu des hommes ou des femmes pris de démence à cause
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