Dans l'ombre des Lumières
de la guerre. Parfois, ils les abattaient comme des chiens errants ; mais ils laissèrent passer Antoine ; certains riaient, d’autres le plaignaient. Le Toulousain, qui ne coupait ni ses cheveux ni sa barbe, avait l’allure d’un mendiant et puait atrocement.
Un jour pourtant, un chef de patrouille lui demanda ses papiers et, agacé par la suprême indifférence avec laquelle le pouilleux lui répondait, il commanda à ses hommes de l’arrêter.
— Foutez-moi d’abord ce gueux dans la rivière, dit le sergent, il pue.
— Pourquoi ne pas se contenter de le tuer, demanda un soldat ?
— Parce qu’on trouve parfois des bougres d’aristocrates et des chefs de brigands aussi gueux que celui-là. Allez, ne discute pas mes ordres.
Quelques jours plus tard, une fois nettoyé, garrotté et jeté en prison, Antoine passa devant une commission militaire qui le condamna à mort pour avoir fait partie de l’armée des brigands de la Vendée. Suivant la loi, et bien qu’il n’eût pas été pris les armes à la main, il devait être exécuté dans les vingt-quatre heures.
Les soldats vinrent le chercher au milieu des paysans avec lesquels il croupissait. Il fut étonné d’être emmené seul. D’ordinaire, les fusillades étaient collectives. Bah ! De toute façon, dans quelques instants il serait délivré de l’existence. Il songea à son Amélie, se répétant avec émotion : « J’arrive, mon amour. »
Mais, au lieu de le jeter contre un mur, on le fit entrer sous la tente d’un officier, un général de brigade, très jeune, grand, assez maigre. Un officier d’ordonnance se tenait debout, à sa droite.
— Assieds-toi, citoyen, dit-il d’une voix calme et presque aimable.
Le général avait les cheveux châtain clair, un visage prognathe et des yeux enfoncés.
— Tu t’appelles bien Antoine Loisel ?
— Oui, général, répondit le Toulousain machinalement.
— Tu habitais à Paris au 10 août, dans la rue ci-devant Mauconseil.
Antoine redressa la tête, intrigué.
— C’est exact, pourquoi ?
— Tu as sauvé la vie d’un petit sans-culotte pendant l’attaque des Tuileries ?
Le peintre fut de plus en plus étonné par les propos de cet inconnu qui semblait savoir tant de choses sur sa vie.
— Oui, c’est moi, général, qui ai ramené Pierre jusqu’à une auberge dont j’ai oublié le nom.
— L’enseigne du Cygne Blanc .
— Comment savez-vous tout cela ?
— Parce que j’y étais ; ce jour-là, je t’ai vu au chevet du petit tambour, avec ta femme. J’étais venu avec la députation du faubourg Saint-Marcel. Je suis resté dans un coin de la chambre, sans rien dire, à vous observer.
— Alors tu sais comment la République nous a remerciés, rétorqua Antoine avec amertume et sur le ton du défi.
Le général ne répondit pas et se tourna vers son ordonnance.
— Laisse-nous, André, s’il te plaît.
L’homme quitta la tente.
— Je regrette ce qui est arrivé à ta femme.
Voyant que son prisonnier allait protester, il ajouta aussitôt :
— Sache seulement que je désapprouve la manière dont cette guerre est menée. Je sais qu’une amnistie l’aurait certainement arrêtée depuis longtemps, mais je ne t’ai pas fait venir pour parler de politique.
Il hésita quelques instants avant de reprendre.
— J’ai vu que tu avais été condamné à mort par la commission militaire, le 3 germinal. Je peux te sauver.
— Je n’ai plus le désir de vivre.
Le général poussa un soupir.
— Ne m’oblige pas à faire ton bien malgré toi. Je comprends ta peine, mais tu dois saisir la chance que je t’offre… J’ai parlé au président de la commission militaire. Il veut bien s’arranger pour modifier la liste. Je lui ai dit que tu étais un bon républicain, enrôlé de force par les brigands, que je témoignais de tes principes et de ton civisme. Il faut seulement que tu le veuilles, et tu vivras. Mais décide-toi vite ! Lorsque tu seras sorti de cette tente, je ne pourrai plus rien pour toi.
Des idées et des sentiments contradictoires défilèrent rapidement dans l’esprit d’Antoine. Il n’avait plus envie de vivre sans Amélie, mais il eut soudain à l’esprit l’atroce, le répugnant visage du félon Virlojeux, et c’est la haine, paradoxalement, qui ce jour-là, le poussa du côté de la vie.
9
Monsieur de Saint-Amant
Paris, le 26 juin 1804
I
Il venait à peine de s’isoler. Déjà les invités se
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