Dans l'ombre des Lumières
Soubise et le lit d’Henri IV qu’elle lui avait montré avec tant de délicatesse.
Il avait insisté pour retourner seul en Vendée. Dans bien des endroits, il n’y avait retrouvé qu’un vaste champ de ruines, des maisons brûlées dont les murs calcinés se dressaient comme des cadavres qui refusent encore de choir. Toutes ces villes étaient des cimetières refleuris, car la vie reprenait ses droits, de manière presque insolente pour qui ne veut plus y croire. Personne ne savait encore que le romantisme allait pousser sur de tels ossuaires. Morlanges et La Boissière n’existaient plus que dans sa mémoire. Il n’y avait pas même une tombe pour se recueillir. Cent fois, il avait jeté un regard terrible sur le grand fleuve noir, cent fois il avait eu envie de se jeter lui-même dans la Loire. Comment supporter l’idée que le corps aimé pourrît quelque part dans un cercueil de vase ? Il préférait désormais l’imaginer comme un ange ; elle ne se trouvait nulle part et partout à la fois.
Il était parti à la recherche des ombres. Il avait appris que Cœur-de-Roi avait été exécuté, peu après la traversée de la Loire. Les Bleus l’avaient fusillé comme le général d’Elbée, dans le fauteuil qui lui servait de civière. Ces Vendéens, qui avaient si souvent pardonné à leurs ennemis, ne jouirent pas de la même mansuétude. Antoine ignorait que la fille de Bénédicte et de Jean Laheu était vivante et qu’une vieille Mancelle l’avait élevée en bonne républicaine. La jeune orpheline savait que ses parents étaient des brigands de la Vendée – les enfants de son âge le lui répétaient assez souvent de manière cruelle, mais elle ignorait leurs noms. Les Jacobins avaient tout volé aux Laheu, jusqu’à leur descendance.
De passage dans le pays de Retz, Antoine avait remis la médaille de saint Benoît à la femme de Brise-Fer, qui avait survécu avec ses enfants à la guerre d’extermination. Depuis lors, il leur expédiait de l’argent pour les aider à subsister.
Il avait ensuite séjourné à Toulouse. Il y était resté très peu de temps, car Amélie ne s’y était jamais rendue. Il avait seulement accompagné les derniers moments de son père. Loin de l’aider, l’héritage matériel de Joseph Loisel fut un handicap, car il lui permit de prolonger son oisiveté douloureuse.
De retour à Paris, il avait retrouvé la trace de ses amis les gueux. Sur eux aussi, il avait posé un regard rétrospectif. Ils étaient moins des êtres humains que des surfaces vierges sur lesquelles il voulait composer son épitaphe. Mais, rapidement, l’humanité de certains d’entre eux l’avait replongé dans la réalité. La Terreur n’avait fait que confirmer Jacques-la-Mule dans sa superbe misanthropie et cet infirme si noble aurait pu dire avec Chamfort qu’il n’y avait rien de bon à attendre des hommes, qu’ils fussent considérés en foule ou en particulier. Alecto et François avaient poussé jusqu’à son terme une existence faite de vilenies et de crimes. Henriette et Baptiste s’étaient trop compromis dans les massacres du 10 août pour qu’Antoine eût envie de les approcher. Il fut en revanche bouleversé de retrouver Jeanne, de sentir à nouveau l’indulgence de cette femme, cette indulgence qui lui avait tellement manqué au cours de l’année terrible. La dictature montagnarde n’avait rien changé au sort misérable de l’ouvrière, ou plutôt, il l’avait empiré. Les discours des bourgeois des clubs et de la Convention remplissaient rarement les gamelles des pauvres.
La République avait pourtant aidé le petit tambour à sortir de l’ornière par le biais de l’égalité et du suffrage populaire. En récompense de sa bravoure, ses compagnons d’arme l’avaient élevé au rang de sous-officier. Dès que Pierre avait appris la mort d’Amélie, il était venu visiter Antoine et lui avait chaleureusement proposé son aide.
Les retrouvailles avec ce demi-fou de Caboche dans une auberge du faubourg Saint-Marcel furent parmi les plus émouvantes. Le roi des gueux donnait l’impression de surnager au-dessus de la crasse humaine, juché sur son humour et gorgé de ses agapes. Un espion du comité de surveillance, qui avait bassement profité de l’un de ses moments d’ivresse, l’avait fait jeter en prison pour propos contre-révolutionnaires. Mais Chartier avait eu la chance d’échapper au prétendu complot des prisons, et il en était
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