Dans l'ombre des Lumières
pressaient dans le grand salon de son hôtel parisien, mais il voulait jouir de quelques instants de tranquillité avant d’affronter la horde mondaine de la capitale, de se forcer à sourire, d’entendre des conversations convenues, de faire semblant d’être gai et de rire. Sa femme, qui organisait la fête, avait pourtant tout étudié pour lui plaire, sélectionnant avec soin les convives les plus complaisants et les mets les plus raffinés. Depuis cinq ans qu’ils étaient unis, Apolline essayait encore de conquérir le cœur de son mari.
Il avait fermé la porte pour ne pas entendre de bruit. Seul un vague brouhaha auquel se mêlaient les notes d’une valse lui parvint de manière diffuse. Il ouvrait lentement le tiroir de son bureau quand il entendit un bruit de pas. Il était contrarié ; il ne voulait pas être dérangé pendant ce court moment de quiétude. La porte s’ouvrit. Sa femme apparut sur le seuil.
— Antoine, dit-elle, les enfants aimeraient vous adresser leurs compliments.
Il poussa discrètement le tiroir sans le fermer totalement, puis demanda à son fils et à sa fille d’approcher.
— Nous avons fait un beau dessin pour votre anniversaire, papa, se réjouit le petit garçon.
— Marie, Julien, allez donc embrasser votre père.
Ils obéirent ; Antoine les félicita tandis que sa femme souriait, attendrie.
— Que faites-vous, mon ami, presque tous nos invités sont là ? Ils vous attendent avec impatience.
— Laissez-moi encore cinq minutes, voulez-vous.
Apolline approcha et vit que le tiroir du bureau n’était pas complètement fermé. Elle savait sans doute ce qui se trouvait à l’intérieur car elle lança un regard triste à son mari qui baissa les yeux d’embarras ; mais elle ne dit rien et partit avec les enfants.
Antoine ouvrit le grand tiroir dont il sortit un carton à dessins. Il écarta d’un geste nerveux les objets qui encombraient son bureau et posa la chemise bien à plat. Un bruit lui fit lever la tête ; ce n’était qu’un domestique qui passait dans le couloir. Il ouvrit le carton dans lequel se trouvait un dessin au papier jauni et moucheté. Il représentait une jeune femme ; c’était Amélie de Morlanges. L’émotion lui rougit les yeux ; il ne voulait pourtant pas pleurer ; son épouse s’en rendrait compte ; il l’avait suffisamment humiliée et ne souhaitait pas lui infliger de nouvelles blessures. Mais il fut attiré de manière hypnotique par la force de ce regard qui semblait enjamber la mort. Chaque souillure, chaque déchirure du papier avaient un caractère sacré. Il resta un moment à contempler l’image d’Amélie, essayant de voler quelques minutes à l’agitation de la foule.
Bien qu’elle fût morte depuis dix ans, elle conservait le même visage, cette expression pleine de tendresse et de séduction qu’il redécouvrait dans ses moments de solitude. En regardant le dessin, il songea au long calvaire qu’il avait enduré, non pas avant de l’oublier – il ne le pourrait jamais – mais avant de souffrir un peu moins ; le plus anodin de ses souvenirs avait eu l’effet d’un jet d’acide sur une plaie ouverte. Il avait fallu tout réapprendre, à la manière des grands blessés. Quand il était rentré à Paris, quelques mois après la mort de Robespierre, il n’avait vécu que pour elle, emmuré dans ses réminiscences comme dans un catafalque. Il prenait d’anciens dessins pour modèles ou la peignait de mémoire ; pendant deux ans, il n’avait d’ailleurs peint que cela. Il était retourné vivre dans l’appartement des d’Anville, rue Mauconseil, entre les murs tapissés du portrait de sa femme. Rien, alors, ne devait pénétrer dans ce tombeau si ce n’était l’effigie de la défunte ; elle en était restée l’unique propriétaire.
Il avait voulu revoir les endroits où ils s’étaient rendus ensemble. Mais, au lieu de le soulager, ce pèlerinage n’avait été qu’un chemin de croix. La République montagnarde, il est vrai, était passée sur le pays comme une tempête. Les vandales avaient brisé en mille morceaux la belle statue de Zeus qu’Amélie avait ingénument consacrée à leur amour ; les iconoclastes avaient défiguré la façade de Saint-Jacques-de-l’Hôpital, à l’extérieur de l’enclos où, les jours maigres, ils allaient dévorer quelques poissons ruisselants, à l’enseigne du Nom de Jésus . Les Purificateurs avaient même incendié le château du Parc
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