Dans l'ombre des Lumières
s’en alla dîner à la table du médecin-chef.
Raynaud considérait son invité avec une pointe de curiosité empreinte de bonhomie. Il regrettait visiblement de ne pas avoir pu guider Saint-Gilles et profita de l’occasion pour lui adresser quelques recommandations.
— Vous allez rencontrer le commissaire général Cazenave, directeur du bagne.
— Le majorat vient en effet de m’en donner l’autorisation ; cette visite est essentielle pour mon enquête.
— Parfait, parfait… Vous devez savoir cependant que Cazenave est un homme assez méfiant. Il faut l’approcher avec toute la prudence nécessaire. Vous êtes un civil, toutefois n’oubliez pas, cher confrère, qu’il a ici le rang de capitaine de vaisseau. Les militaires – les marins en particulier – sont très à cheval sur les questions de préséances. Vos idées de réformes sont pleines de religion ; je les partage sans réserve ; mais je vous en conjure, si vous désirez atteindre votre but et tirer tous les enseignements nécessaires à votre enquête, ménagez la susceptibilité de Cazenave. Il est devenu particulièrement ombrageux depuis Waterloo. Le jour où nous avons appris la mort de l’usurpateur, il s’est même montré d’une très méchante humeur. Évitez donc d’aborder les sujets politiques. Il en est friand et vous questionnera certainement, mais il serait à mon avis plus sage de les éluder. Ce ne sont là, bien entendu, que de simples conseils ; je vous les adresse à titre amical et vous êtes libre de les ignorer.
— Je vous sais gré de votre sollicitude, mon cher confrère, mais ne vous inquiétez pas, je saurai me montrer diplomate avec le commissaire. D’ailleurs, je vous l’avoue, la science et la médecine m’intéressent davantage que la politique.
Raynaud répondit par un sourire et conserva le silence. Il examina longuement son jeune collègue en roulant délicatement la pointe de sa moustache entre le pouce et l’index.
— Avez-vous déjà vu un bagnard ?
— Pas avant ce matin.
— Vous n’avez donc jamais assisté au départ de la chaîne, depuis la cour de Bicêtre ?
— Ma foi, non. Je goûte peu ce genre de spectacles. Ils me semblent dégradants.
— Bien sûr… bien sûr, ânonna Raynaud, l’air sceptique. Alors, vous n’avez jamais vu d’exécution publique ?
— Pas davantage, j’en suis désolé, le seul sang que j’ai vu couler jusqu’à présent est celui de mes patients.
— Eh bien, le spectacle que vous allez découvrir aujourd’hui devrait vous édifier. L’expérience du bagne change parfois la vision que l’on a de l’homme.
Saint-Gilles demeura un moment songeur, puis son regard s’illumina.
— Ma vision de l’homme a été forgée dans le même creuset que ma foi. Je vais peut-être vous paraître présomptueux mais ce sont pour moi deux piliers inébranlables.
— Je ne vous juge pas présomptueux, mon cher confrère, tout au plus idéaliste et surtout très jeune.
Saint-Gilles fut piqué au vif par cette remarque pourtant feutrée. Lui, qui faisait tout pour se donner des airs de notable, se voyait poliment rappeler la naïveté de son idéal.
Ne souhaitant pas l’indisposer davantage, Raynaud orienta la conversation sur les dernières découvertes médicales. Saint-Gilles répondit poliment, mais avec une certaine réserve. On causa du sacre de Charles X, du jubilé de l’Église, de machine à vapeur… En fin d’après-midi, le jeune Parisien quitta l’Hôtel de Marine. Il ne lui restait plus qu’une démarche à effectuer : se rendre au bagne.
Saint-Gilles marchait d’un pas vif. Il était songeur. Les images et les pensées se bousculaient dans son esprit. Il revit le visage du forçat, qu’il avait croisé le matin même à l’entrée de l’infirmerie ; il entendit les paroles du major Raynaud et tenta d’imaginer sa prochaine rencontre avec Cazenave. Il ressentit alors une sensation inhabituelle, un curieux mélange d’inquiétudes et de regret. Il eut soudain envie de partir, de tout abandonner et, pour la première fois de sa vie, il éprouva la tentation de renoncer à ses projets. Cette âme, toute caparaçonnée de certitudes scientifiques et religieuses, n’avait jamais été vraiment préparée à affronter le doute. Chaque fois qu’une idée contrariante survenait, Saint-Gilles se trouvait presque désarmé, et ce trouble se manifestait toujours de manière physique, par d’oppressantes
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