Dans l'ombre des Lumières
une défroque chamarrée d’Arlequin. C’était un vieillard corpulent dont la crinière argentée drapait les épaules. Il avait les yeux d’un bleu sombre, écarquillés comme sous l’effet d’une illumination. Il maintenait la tête haute, avec majesté, et promenait dans la rue sa figure agitée de clignements fébriles.
À ses flancs, une mégère édentée, à demi borgne, crachait sur le pavé et ruminait d’insaisissables jurements. Elle était vêtue d’un pêle-mêle de haillons grisâtres dont la puanteur agaçait les sens.
Près du couple, un invalide sans âge appuyait son corps malingre et brinquebalant sur une canne. Il avait les jambes bancroches et la silhouette étique d’un cénobite en pénitence. À ses pieds, un chien jaune, tout pelé, retroussait mollement les babines comme pour remplir un devoir.
— Qu’est-ce que j’en fais ? demanda l’homme qui menaçait toujours le Toulousain de sa lame.
Le vieil Arlequin s’approcha du peintre et lui mit son bâton sur le ventre.
— Tu ne vas pas nous dénoncer à la police pour une peccadille, hein dis, maraud ?
Antoine répondit non des yeux. Il vit alors la silhouette d’un enfant jaillir de l’obscurité.
— Laissez-le, je le connais, il ne dénoncera personne.
Le visage du peintre se décrispa. Il venait de reconnaître Pierre, le petit tambour de la Bastille.
— Eh ! grogna la mégère, regardez-moi ça ! C’est qu’il a un beau costume de droguet noir et de jolis bas blancs, le bougre.
— La mère a raison, insista l’homme qui ceinturait Antoine. On ferait mieux de le saigner.
— Tais-toi imbécile ! tonna le barbon, tu veux qu’on nous mène en charrette à la Grève ? On n’a jamais tué personne, et c’est pas aujourd’hui qu’on va commencer. Laisse-le !
Le jeune filou baissa la tête en bougonnant, puis jeta un coup d’œil plein de connivence fielleuse à la « mère ». Une fois libéré, le Toulousain put distinguer les traits de son assaillant. C’était un particulier assez robuste, âgé d’une trentaine d’années, qui avait la gueule rubiconde et des yeux pochés d’ivrogne.
— Et maintenant, rends-lui son argent ! commanda le chef.
L’énergumène hésita, ronchonna, jeta des regards plein de rage à droite et à gauche. Antoine en profita pour réfléchir. Allait-il disperser cette bande de ruffians à coups de canne ? Il avait une furieuse envie de les rosser. Mais, sa rage s’attiédit et il fit un choix plus politique.
— Écoutez ! dit-il en s’adressant aux miséreux comme un curé à son prône. Gardez donc la bourse que vous m’avez dérobée, je vous l’offre. Jetons même un voile pudique sur vos manières de brigands… L’enfant a raison. Je ne vous dénoncerai pas. Mais je vous demande un petit service en échange.
La horde fixa le Toulousain d’un air méfiant.
— Quand un riche demande à un pauvre de lui rendre un service, ce n’est jamais un bon présage, maugréa le plus ancien.
— Ne vous inquiétez pas. Il s’agit seulement de vous dessiner. Je suis peintre, à la recherche de modèles. Si vous faites ce que je vous dis, je vous donnerai de l’argent.
Cette brève harangue fut suivie d’un brouhaha et de quelques exclamations. Puis le roi des gueux leva son bâton qu’il tenait croisé sur la poitrine comme un sceptre.
— Bien, j’accepte, car tel est mon bon plaisir.
Les voleurs et le volé se tapèrent dans les mains et se quittèrent contents. Antoine jubilait. L’allure de la petite troupe convenait exactement à ses projets artistiques. Concentré sur son but, soucieux avant tout d’efficacité, il en oubliait les hommes.
— Accompagne-moi, Pierre, veux-tu ?
Ils firent quelques pas dans la rue Saint-Denis. En chemin, le Toulousain put glaner des informations sur la meute. Le chef s’appelait Auguste Chartier, dit Caboche. C’était un personnage mystérieux à qui l’on ne connaissait d’autres métiers que ceux de poète et de goinfre ; trop vieux pour chaparder, la cervelle dérangée, il vivait grâce au labeur de ses compagnons d’infortune. Il aimait biberonner et avait le nez tourné à la friandise comme saint Jacques-de-l’Hôpital. Dans ses moments d’extase, son visage s’étirait, devenait grimaçant, sa bouche s’arrondissait à la manière d’un masque de théâtre antique. Le cabotin faisait alors de grands moulinets et récitait avec emphase quelques passages de l’ Iliade , d’
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