Dans l'ombre des Lumières
ailleurs.
L’imprimeur tourna une nouvelle fois sa tête courroucée dans la direction d’Antoine. Celui-ci se déplaçait constamment pour ne pas déranger les allées et venues des ouvriers ; il songea même un moment à se cacher derrière une presse.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— J’ai rendez-vous avec Gaspard de…
— N’est pas là… Attendez ici, ronchonna l’énergumène tout en indiquant au visiteur une chaise branlante.
À bout d’une demi-heure, le gazetier pénétra dans la salle. Il se contenta d’adresser un petit signe à Antoine puis s’entretint avec l’imprimeur.
Loisel allait partir mais Virlojeux, qui avait jaugé son impatience du coin de l’œil, s’approcha de lui en souriant.
— Pardonnez-moi, je vous ai fait attendre ; le premier numéro du Fanal de la Liberté doit paraître demain matin.
— En quoi puis-je vous être utile ? s’enquit le peintre avec une note d’agacement.
— Il me faudrait un beau dessin pour agrémenter le texte de la prochaine édition. J’ai pensé qu’un héros de la Bastille…
Virlojeux s’interrompit un instant.
— … Vous pourriez d’ailleurs vous dessiner vous-même, puisque vous fûtes de la bataille. Mais je gage que votre modestie vous l’interdira.
— En effet, murmura Antoine, désappointé.
En se rendant à l’imprimerie, le jeune homme savait parfaitement à quoi s’attendre ; Virlojeux n’avait jamais caché ses intentions. Il s’agissait seulement de croquer quelques citoyens, orateurs, paysans, soldats, rien de plus. Pourtant, à cet instant précis, ses ambitions les plus grandioses, les plus folles – celles de devenir un demi-Michel-Ange ou un trois quarts de Raphaël – lui revinrent à l’esprit. Allait-il donc courir les rues tel un griffonneur de bas étage, un petit badigeonneur de quartier ? Il éprouva une sensation d’amertume frottée de dégoût, ce dégoût si profond que l’artiste nourrit pour lui-même. Virlojeux, à qui peu de chose échappait, le comprit rapidement.
— En plus de servir la liberté, nous ferons connaître vos talents à tout Paris, ne l’oubliez pas. C’est une opportunité à saisir.
— Bien sûr, mais… je ne voyais pas l’avenir ainsi. Vous n’y êtes pour rien, ce n’est que moi… et mes maudites incertitudes.
Virlojeux le fixa d’un air grave.
— Je comprends parfaitement votre situation. Vous êtes jeune, brillant et riche. Vous n’avez aucune raison d’entreprendre de telles aventures et de mettre en péril un avenir si prometteur. Et tout cela pour gagner quoi ? La joie ingrate de servir la patrie, ou celle, si basse, si vulgaire, de gagner quelques louis ? Non, mon ami, c’est vous, finalement, qui aviez raison. Votre père a de la fortune, la voie vous est donc toute tracée, pourquoi n’en profiteriez-vous pas ? Regardez cet ouvrier là-bas qui revient de la fonderie ; depuis vingt ans, il respire des émanations de plomb, mange du pain noir et couche sur de la paille. Laissons donc l’emploi de dessinateur à quelque crève-la-faim qui, contrairement à vous, n’aura pas encore fait ses preuves…
Antoine fut touché au cœur par ce discours qui tisonnait sa culpabilité. On lui offrait l’honneur de servir et il faisait le petit orgueilleux, le fils de riche capricieux.
— Je devrais peut-être essayer…
— Non, mon cher, n’en parlons plus, vous dis-je, j’ai eu tort d’insister.
— Laissez-moi au moins une dernière chance…
Virlojeux soupira bruyamment.
— Eh bien, conclut-il d’une voix résignée, si vous le souhaitez vraiment, je me ferai un plaisir de vous faciliter la tâche.
— J’ai abusé de votre patience, Monsieur.
— Appelez-moi Gaspard…
— Gaspard, je vais de ce pas chercher notre héros de la Bastille, bredouilla Antoine d’une voix enrouée.
— À propos, attendez ! J’allais oublier de vous dire que j’ai parlé de vous à M. de La Fayette, pas plus tard qu’hier.
Loisel resta figé.
— De moi, à M. de La Fayette ?
— Oui, de vous. J’ai évoqué votre courage du 14 juillet, et lui ai touché deux mots de votre talent pour la peinture. Savez-vous ce qu’il m’a répondu ? Que la France avait besoin de jeunes patriotes tels que vous. À la première occasion, je vous présenterai. Le marquis est d’ailleurs votre commandant puisque vous faites partie de la garde nationale.
À ces mots, Antoine bomba le torse comme à la parade.
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