Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen

Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
Vom Netzwerk:
naïve était stupéfiant. Le Toulousain se demanda même si cet homme n’était pas en réalité un faible d’esprit, tant il est banal d’assimiler l’extrême bonté à quelque bizarrerie mentale.
    Qu’est-ce ce qui pouvait rassembler cette société en guenilles autour de Chartier ? Antoine jeta un coup d’œil au vieillard. Avec son accoutrement bariolé, sa façon de parader comme un roi de carnaval, il semblait vouloir exhumer la cour des Miracles, singer le Grand Coësre et ressusciter un peuple légendaire de malingreux, de polissons et de marjauds. Cette chatoyante canaille, coiffée d’une couronne invisible, s’était peut-être échappée de Charenton ou de Bicêtre. Loisel l’imagina en Don Quichotte, affourché sur sa Rossinante, défiant héroïquement tous les moulins de Montmartre. Les autres, pourtant, n’avaient pas un comportement d’aliénés, à l’exception peut-être d’Alecto et de François qui fusillaient Antoine du regard.
    — Vous voulez nous représenter par groupe ou tous ensemble ? interrogea Chartier en relevant son menton galoché.
    — Je n’en sais rien. Je vais commencer par vous étudier individuellement, pour le reste, nous verrons.
    Le vieillard s’inclina en jurant dans sa barbe. Il se méfiait du Méridional. C’était sans doute l’un de ces béjaunes, de ces aigrefins qui, à peine arrivés des bords de la Garonne, se donnaient de l’importance.
    Le manège d’Antoine dura bien deux heures. Il fit asseoir chacun de ses modèles, les rapprocha les uns des autres, leur demanda de prendre mille poses différentes. Il ordonnait de déplacer un bras ou de tourner une tête, puis prenait des annotations sur un petit carnet en fronçant les sourcils et en s’humectant la langue.
    Il s’arrêta curieusement sur Denise, la mégère, en se demandant s’il avait envie de l’assommer ou bien de la peindre. Cette gueule, qui dégoulinait de haine, ne manquait pourtant pas d’intérêt ; elle ressemblait à la vieille entremetteuse représentée autrefois par Quinten Metsys dans La Tentation de saint Antoine . Il crut voir le même nez crochu, la même peau fripée et ce sein morbide, desséché, dont le téton noir s’échappait du corset comme un serpent de son antre. Le souvenir de cette œuvre, entraperçue autrefois par l’intermédiaire d’une gravure, recouvrit la réalité avec violence. Les images se superposèrent à la manière d’un délire. La confusion devint telle que Loisel ressentit un profond malaise. Sans même s’en rendre compte, il venait de recréer la scène du tableau de l’Escurial. Il avait placé Henriette et Jeanne autour du petit tambour, de la même façon que les trois séductrices de Metsys encerclaient l’ermite pour le corrompre. La beauté et la bienveillance de ces jeunes femmes n’étaient que des apparences, les instruments de la tromperie ; elles formaient une unité diabolique avec la sorcière qui grignait derrière saint Antoine. La confusion entre la peinture flamande et sa propre mise en scène lui donna le vertige. Jeanne, qui avait perçu son trouble, l’observa, intriguée. Mais Loisel se ressaisit et fit comme si de rien n’était. La magie de la création consistait à modeler l’informe, à lui donner un sens que l’artiste lui-même ne comprenait pas. Le reste – l’avis des autres, sa propre souffrance – tout cela n’avait guère d’importance.
    Il ne prêta aucune attention à Pierre. Après tout, l’enfant n’était qu’un symbole. Quant aux autres, c’est-à-dire les hommes faits, ils n’entrèrent même pas dans la composition.
    — Bien, la séance est terminée, dit-il soudain, le front ruisselant. Tenez Majesté, prenez cet argent et partagez-le entre vos sujets, se gaussa encore le peintre, ils sont bien payés pour leur patience.
    Pierre ne le quittait pas des yeux, mais Antoine l’ignorait.
    — Nous allons tous à la guinguette, c’est dimanche, vous venez ? lui demanda l’enfant.
    Il allait refuser, mais se ravisa bien vite ; après tout, ce serait une bonne occasion d’étudier les gueux.
    — Où allez-vous ? Aux Porcherons, à Vaugirard, au Petit Gentilly ?
    — Non, à la Grande Courtille, sur le chemin de Belleville, à l’enseigne de l’Âne qui fume , grommela Caboche, trop fier de réaffirmer son autorité. C’est une guinguette qui offre l’avantage assez rare de servir à dîner.
    À ces mots, une lueur de gloutonnerie traversa ses

Weitere Kostenlose Bücher