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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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regard et de cajolerie dans les manières.
    — Où en est donc votre chef-d’œuvre ? demanda-t-il en frétillant.
    — J’ai achevé la troisième étude du groupe de nobles…
    — Des nobles ! interrompit Desprez d’une voix haut perchée, vous n’y pensez pas ! Ne croyez-vous pas que, depuis des siècles, ces gens-là ont suffisamment eu l’occasion de se faire admirer ? Place au peuple, mon cher Loisel. C’est bien son tour après tout. Vous savez que mon cœur a toujours penché du côté de la Révolution.
    Antoine était ébahi par la rapidité avec laquelle l’académicien avait changé d’attitude. Il y a deux semaines à peine, il fustigeait encore les bambochades et se piquait de ne représenter que des sujets élevés. Et voici qu’aujourd’hui, le cuistre rampait devant le frac des bourgeois et les sabots crottés de la canaille. Antoine aurait pu lui décocher un trait acerbe, se délecter de son avilissement, mais l’humiliation n’était pas une nourriture dont il aimait se repaître. Il se contenta de le considérer avec mépris.
    — De toute manière, rétorqua-t-il d’un ton ferme, j’avais l’intention de représenter des gens du peuple, quitte à les grimer en aristocrates.
    Desprez demeura interdit devant cette franchise qui confinait à l’insolence. Il s’ébroua légèrement tout en grimaçant.
    — Hem… Bien… Vous auriez dû tout de même m’en parler, je ne vous aurais rien dit… Quoi qu’il en soit, vous avez bien fait.
    Le Toulousain était satisfait. Il n’avait plus à mentir. Il salua le maître et partit chercher de nouveaux modèles.
     
    Au cours des semaines suivantes, il accumula plusieurs dizaines d’esquisses, mais aucune ne le satisfaisait réellement. Dans les haras ou sur les grandes places, il ébauchait des têtes de chevaux ; dans les tabagies, les estaminets, il portraiturait des fumeurs de pipe, des joueurs de billards munis de leur houlette, d’élégantes bourgeoises et même deux ou trois catins… Mais il lui manquait l’essentiel. Tout lui paraissait fade, banal, incomplet… Puis, vers la mi-août, il retourna aux Halles capturer des mouvements de portefaix à la charge et quelques belles trognes de mendiant.
     
    Il s’enfonça dans la foule jusqu’à l’emplacement de l’ancien Pilori. Les hurleuses de la marée manipulaient de leurs mains rouges les poissons gluants dont elles se graissaient le tablier jusqu’aux jupons. La puanteur que dégageaient les grosses prises avariées et tout le fretin à demi pourri monta au nez d’Antoine avant de lui retourner le cœur. Il arpenta le quartier de long en large, de la Halle au blé au marché des Innocents, de la rue des Lombards à celle de la Truanderie. Il fallait se frayer un passage à travers les vinaigriers, les fripiers ambulants, les vielleuses, les marchands de peaux de lapin. C’était un concert extravagant, un chaos d’apostrophes stridentes et de sommations grossières ; les clameurs fusaient de toutes parts, s’entrecroisaient, fracassantes, comme autant de projectiles sonores. La plupart se limitaient à des onomatopées, des grognements, des invites scandées en sabir poissard, souvent incompréhensibles à l’oreille du provincial.
    — Carpe vive ! Petits pâtés tout chauds ! Huîtres à l’écaille ! Balais ! Balais ! Mes beaux œillets ! Achetez mes lardons ! Ma belle salade !
    Antoine s’arrêta pour entendre deux comédiens se donner la réplique sur des tréteaux de foire. Alors qu’il était serré par la foule, il réalisa soudain qu’une main lui fourrageait l’habit. Il se retourna et aperçut une silhouette fendre avec agilité la masse des spectateurs, avant de déguerpir à toutes jambes. Un larron venait de lui vider les poches. Son sang de Méridional ne fit qu’un tour ; il s’élança à la poursuite du voleur, contourna la halle au blé, puis s’engouffra dans une des ruelles ténébreuses qui la jouxtait. L’homme avait disparu au coin d’une bâtisse. Dès qu’Antoine y parvint, il fut saisi par des bras vigoureux et sentit une lame froide appliquée sur sa gorge.
    — Vas-y, saigne-moi ce cochon, éructa une voix.
    — Non, attends que je voie son joli minois, intervint une autre, plus grave.
    Sans relâcher leur emprise, et tout en serrant le couteau, les deux bras poussèrent Antoine jusqu’à la lumière. Au même moment, des gueux armés de bâtons sortirent de la pénombre.

VII
    Le premier portait

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