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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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pupilles.
    — Eh bien, va pour la Courtille !
     
    La journée était ensoleillée. Des familles entières se dirigeaient en chantonnant vers les barrières. Les enfants se poursuivaient en riant tandis que les chiens jappaient derrière les basques de leurs maîtresses. À la sérénité habituelle des promenades dominicales s’ajoutait un sentiment inédit d’égalité et de fierté nationale. Antoine avait oublié son malaise. Il commençait à se détendre. Il marchait lentement au milieu de la bande pour attendre Jacques-la-Mule qui boitillait à l’arrière.
    Arrivé à destination, Chartier entra dans une guinguette aux allures de cabaret borgne. Sous la tente, un ramas de peuple braillait et riait à gorge déployée. Plusieurs dizaines de mines rougeaudes, de grisettes aux coiffes amidonnées, d’ouvriers en goguette, festoyaient au rythme du tambourin, du violon criard et de la vielle. Il n’y avait ici ni chaconne ni passacaille, mais des bourrées, des rondes, des gigues et des branles. Le Toulousain en raffolait. Les sabots claquaient sourdement sur la terre battue et les bouffantes virevoltaient dans un nuage de poussière. Indifférents au tumulte, les décrotteurs serraient amoureusement les croupes des harengères. La compagnie du peuple était une récréation. Antoine baissa la garde ; il n’avait plus à surveiller ses manières et son langage comme chez l’aristocrate ou le bourgeois. Point besoin ici de finasser, de parader, de s’alambiquer la figure et le verbe. On pouvait jurer et riboter tout son saoul sans jamais rendre des comptes. Autour de lui, quelques jeunes merlans 1 plongeaient goulûment leur museau enfariné entre les seins des donzelles. Voilà une médecine qui valait bien le baume de dix apothicaires, pensa plaisamment le peintre. Aucune morgue aristocratique, aucun complexe de supériorité ne l’avait jamais empêché de trinquer avec le ramoneur ou de boire à la santé du valet d’écurie. Lorsqu’il échappait à sa servitude hebdomadaire, le pauvre savait peut-être mieux que d’autres ce qu’était la liberté. La taverne était une sorte d’église, un lieu d’asile où l’on se rendait entre matines et vêpres. Tant qu’on n’y assassinait personne et qu’on ne s’y caressait pas trop rudement la couenne, il ne fallait craindre ni pousse-culs ni chasse-coquins.
    La troupe s’installa autour d’une grande table mal équarrie, sous un berceau de treille. Antoine se plaça dans un coin, près d’un bosquet, pour jouir du spectacle.
    — Holà ! Tavernier, rugit Caboche, sers-nous donc à dîner.
    Une fois exaucé, le vieux bonimenteur se tourna vers les siens, puis ajouta d’une voix de stentor :
    — Par les couilles braisées du Diable, faisons carousse, mes braves, comme les étudiants au jour du Landit. Je vous préviens, celui qui ne finit pas son godet ne sera plus digne d’appartenir à notre gourmande confrérie. Et maintenant, buvez !
    Jamais ordre ne fut plus promptement obéi. Un garçon vint déposer de nouvelles pintes que Chartier et François avalèrent d’un trait en glougloutant de plaisir. Il était cocasse de voir à quelle vitesse leur pomme d’Adam filait de haut en bas. Ici, même les femmes avaient le gosier pentu. Seuls Baptiste et Jeanne faisaient preuve d’une sobriété relative. Les assiettes d’étain, les verres et les cruches de plomb s’entrechoquaient en faisant gicler le vin par vagues. Les cœurs comme les discours s’échauffaient, les figures prenaient une teinte écarlate. Antoine fixa en riant le bulbe de Chartier qui rougeoyait sous les lampions. Mordious ! Ce gouliafre était aussi gras qu’un moine. Avec ses bigarrures de bouffon et sa bedaine flottante, il faisait songer aux portraits d’Arcimboldo, le peintre fruitier et légumier. Son nez ressemblait à une grosse poire grenat, son corps à un chou-fleur géant et sa tête avait la forme d’un cantaloup.
    — Ah ! Le bon vieux temps où on allait chez Ramponeau ou à l’ Écu d’Argent tâter de ce bon vin de Beaune ! On visitait alors tout Paris en ivrognant avec la fine fleur des goinfres. Tu n’as pas connu ça, hein, morveux ?
    François, à qui cette remarque philosophique était adressée, avait les dents plantées dans une carcasse de poulet. Il se contenta d’émettre un grognement. À ses côtés, Alecto suçotait consciencieusement les restes d’un pilon en se graissant les doigts. Quant à Pierre, il était affamé

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