Délivrez-nous du mal
nature. Jésus n’a-t-il pas souffert l’occultation de sa mission divine jusqu’à l’âge de trente ans ?
— Il se retourna vers l’enfant.
— Si tu es toi, Perrot, par la grâce de Dieu, un être de cet ordre, il serait dommage de te laisser perdre, comme de t’abandonner avec ce fardeau. Tu peux remercier Até de Brayac, elle t’a sauvé. La plupart de nos frères dans l’Église pensent que si un miracle se réalise – qu’il s’agisse d’une guérison ou d’une apparition – c’est le diable qui illusionne les humains pour mieux les induire en tentation. Dieu laisserait agir le diable afin de mettre notre foi à l’épreuve. Le miracle, même véridique et attesté, doit être combattu par la force. Cela est tellement vrai que si Jésus de Nazareth revenait et qu’il produisait les mêmes prodiges qu’il fit en son temps, l’Église serait la première à l’envoyer flamber ! Hors ces murs, il est certain qu’un évêque zélé aurait fini tôt ou tard par réclamer ta mort, au nom de l’ordre naturel.
Profuturus alla à la porte. Il fit un signe au moine qui attendait derrière. Celui-ci partit en courant. Il y eut un moment de silence, puis le moine revint et tendit à l’abbé un objet recouvert d’une pièce de tissu écru.
Profuturus le posa sur la table.
— Approche.
Perrot obéit.
L’abbé releva l’étoffe. Elle dissimulait un reliquaire en cristal de roche à l’intérieur duquel était conservé un gros caillou noir.
Seulement, à mesure que Perrot s’avançait, il commença de se métamorphoser, de se liquéfier. Pour devenir, d’abord une pâte sombre puis, en quelques instants, un sang clair et rubis, aussi brillant que s’il était sorti des veines d’un enfant.
— Ce sang a plus de huit siècles, dit Profuturus. Il appartient à saint Maur, patron des fossoyeurs. N’es-tu pas intrigué de découvrir pourquoi ta seule présence lui redonne cet éclat de vie ? Eh bien, mon enfant, il n’y a qu’ici, à nos côtés, que tu trouveras une réponse !
Le petit Perrot haussa timidement les épaules :
— Mais pourquoi m’avoir arraché à mon village, à mes amis, à mes parents ?
Profuturus lui posa une main sur le front.
— Les grandes choses relèvent toujours de grandes causes. Ton existence hors normes exigera encore bien des sacrifices.
Il l’entraîna avec Até. Après être passés par une longue suite de pièces, ils arrivèrent dans une salle où siégeaient quatre enfants gardés par une demi-douzaine de moines.
Une fille et trois garçons âgés entre huit et quinze ans.
— Perrot, dit Profuturus, je te présente Jehan, qui reçoit des songes prophétiques, comme sainte Hildegarde ; Simon, qui discerne les défunts, comme la pythonisse d’Endor ; Damien, qui fait fuir les démons et les expulse des corps, comme Notre-Seigneur ; et Agnès, que tu connais déjà, qui saigne le sang des stigmates du Christ, comme saint François.
L’abbé sourit et lança :
— Réjouissez-vous, mes enfants car, désormais, vous allez travailler tous les cinq ensemble…
C HAPITRE 0 5
Dès son arrivée à Ancône, le père Aba se mit à chercher l’emplacement d’un monastère dénommé Albert-le-Grand, appartenant au vaste territoire de l’archevêché.
Ce n’est qu’à la maison du missionnaire diocésain, rue de la Bûcherie, qu’il fut enfin renseigné par un ancien principal dominicain. L’homme était haut et sec, le regard clair, la peau du visage finement craquelée. Il se nommait frère Damon Cyprien et avait passé sa vie à voyager à la rencontre des grands traducteurs juifs et gréco-arabes de Cordoue à Constantinople, de Constantinople aux confins de la Perse. Le père Aba le connaissait de réputation, son ouvrage sur les Achéménides était célèbre.
— Le monastère que vous appelez Albert-le-Grand n’existe pas véritablement sous ce nom, lui avoua-t-il. Il s’agit d’une forteresse qui a été détruite par les armées de Barberousse en 1167. Il y a quarante ans, elle a été rebâtie. À l’initiative de qui ? Personne ne le sait. On a prétendu qu’elle était une place forte voulue par Rome dans le but de défendre sa côte orientale, ou bien qu’il s’agissait d’une prison pontificale. Bien des noms ont circulé sur les détenus supposés de cette prison. J’ai entendu affirmer que des papes et des saints que l’on prétend morts depuis de nombreuses années seraient en fait encore
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