Délivrez-nous du mal
animaux, activa les poêles qui avaient été apportés en supplément pour chauffer la maison du blessé, et travailla à reconsolider la porte détruite par les hommes en noir. Il mettait beaucoup de soins à éviter de regarder la poutre vermoulue encore maculée du sang de Maurin.
Son œil se posa sur l’échelle où le vieil Aranjuez avait déposé l’épée ensanglantée, près des livres du père Aba. Auguste n’avait encore jamais prêté d’attention à ces ouvrages depuis son arrivée.
Il reconnut des titres célèbres. Avant son premier diaconat, Auguste avait passé cinq ans au monastère du Fulda qui détenait l’une des plus riches bibliothèques d’Occident. Son érudition n’était plus à faire.
Il lut : L’Introduction de Jean de Parme, les œuvres complètes de Guillaume d’Auvergne, le Sic et Non d’Abélard, les Décrétâtes de Grégoire IX compilées par Raymond de Pennaforte, un manuel en occitan pour démasquer les Pétrobusiens et le Livre des prodiges de Julius Obsequens.
Mais ce fut un tout autre ouvrage qui intrigua le vicaire ; il était épais de trois doigts, sans titre, relié d’une peau neuve.
En l’ouvrant, Auguste découvrit soudain ce qu’il ne cherchait pas : non point un ouvrage pieux, ni une pièce romancée, mais des pages noircies de la plume même de Guillem Aba !
Le prêtre de Cantimpré tenait là le compte minutieux de tous les faits et gestes de ses paroissiens depuis 1282. Pas un jour, pas un acte, même anodin, ne manquait : brève venue d’un marchand ambulant le 4 août dernier, départ d’un berger pour le plateau de Gage au nord du village pour dix nuits en septembre, passage d’un ingénieur des travaux de la grand-route le 9 juin de l’année précédente, jeux d’une bande d’enfants descendus dans la grotte du Mauconseil au printemps 1286…
Le père Aba fixait par écrit l’observation des actes et de certaines paroles, sans émettre de commentaires. Pourquoi ? Il avait la réputation d’un homme plutôt réservé, componctueux, sobre de gestes et concis de paroles. À l’évidence, il n’était pas venu à Cantimpré pour enquêter, nanti d’une mission inquisitoriale, ni ne possédait la manie du soupçon.
Malgré tout, rien n’échappait à sa vigilance.
Intrigué, Auguste se porta à la page datée du jour de son arrivée à Cantimpré. Il fut ébahi : Aba savait ce qu’on lui avait offert à manger, le contenu de ses sacs de voyage, jusqu’à ce qu’untel et untel lui avaient prodigué comme formules de bienvenue.
Auguste n’avait jamais entendu parler d’une telle astreinte dans la charge dévolue aux prêtres.
— Vous le voyez par ses lectures, le père Aba est un vrai lettré.
Le vicaire sursauta en entendant la voix s’élever dans son dos. C’était Ana qui était descendue de la chambre et le surprenait devant les livres.
La fille d’Aranjuez, le doyen du village, était aussi la femme la plus âgée de Cantimpré. Toujours vêtue de noir, elle ressemblait à une sorcière. Elle avait consacré sa vie au service de l’ancien prêtre Evermacher. À l’arrivée du jeune Guillem Aba, elle avait naturellement repris sa place au presbytère.
— Notre père n’en parle jamais, reprit-elle d’une voix de gorge, mais avant de s’en venir chez nous, c’était un étudiant solide, disputailleur d’idées et partisan de d’Aquin.
— Vous connaissez Thomas d’Aquin ? s’étonna Augustodunensis.
Ana pointa les ouvrages du doigt.
— Il est cité là. Faut pas croire, Evermacher m’a enseigné à lire et à écrire, autrefois !
Elle se tourna vers le poêle où elle avait placé une cuve d’eau à bouillir et y trempa les linges souillés de pus du blessé. Cependant Auguste tâchait de remettre le livre de notes à sa place.
— Je sais aussi pour sa « surveillance » des habitants, fit-elle du ton de la conversation. On est trois au village, avec Beaujeu et Jaufré, à le savoir.
Elle le regarda :
— Enfin quatre maintenant.
Auguste sursauta une seconde fois.
Ana reprit, souriante :
— Vous saviez où vous mettiez les pieds en vous rendant parmi nous, frère Auguste ?
— Je connaissais cette réputation de miracles perpétuels en acceptant l’offre de l’évêché, admit Auguste. Toutefois, voilà deux semaines que je vis ici et je n’ai toujours pas été le témoin du moindre prodige.
Ana haussa les épaules.
— C’est parce que vous vous faites de
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