Délivrez-nous du mal
stupéfait de son acte, contemplant le cadavre qui saignait à ses pieds.
Il leva les yeux, observa le jour naissant et se signa à quatre reprises : au front pour ses pensées noires, à la bouche pour son manque de repentir, au cœur pour la soif de vengeance qui l’habitait depuis l’attaque du village ; enfin sur le buste entier pour les crimes irrémissibles qui l’attendaient dans les jours à venir.
Ses signes de croix achevés, il se jura de ne jamais plus s’en remettre à Dieu, ni par la voix ni par le geste.
Il s’engouffra dans la solitude du causse de Gramat.
C HAPITRE 06
Bénédict Gui se rendit à l’atelier d’écriture de Salvestro Conti, situé via Bonagrazia, à une centaine de pas du palais du Latran, atelier qui produisait le plus grand nombre de livres de tous les États pontificaux.
Salvestro Conti, s’il ne brillait pas par son génie créateur, avait le don de l’industrie et du négoce. Sa fabrique était la plus vaste de la ville, pas moins de soixante-dix compagnons et apprentis travaillaient sous ses ordres. Chaque parcelle du bâtiment était dévolue à un type d’ornement et à une famille d’artisans : les graveurs, les brocheuses, les coloristes, les peaussiers, les encreurs, les abréviateurs, les correcteurs. Tout ce qui sortait de chez Salvestro Conti respectait une qualité supérieurement catholique. Lorsqu’on sollicitait ses services, on était assuré d’obtenir les Sentences de l’évêque Pierre Lombard ou L’Histoire ecclésiastique de Pierre le Mangeur, dans un texte certain et sans la moindre lettre défectueuse.
Salvestro Conti connaissait bien Bénédict Gui. Les deux hommes collaboraient fréquemment ; Gui pour authentifier une pensée de Plotin dans une anthologie douteuse, Conti pour le laisser s’imprégner d’ouvrages rares et coûteux comme le Roman de Brut ou Pyramus et Thisbé.
La légende voulait que Bénédict Gui sache par cœur plus d’une dizaine d’œuvres majeures de l’Antiquité.
Salvestro Conti était un homme d’une quarantaine d’années, grand, froid, l’air intelligent, un peu rude mais plein d’usage, parlant vite parce que né impatient. Gui le pratiquait depuis son installation à Rome.
Ce soir où Bénédict entra dans son bureau, une vaste pièce aux murs ornés des plus belles reliures piquées d’or et de cabochons précieux, comme à chacune de leurs rencontres, Conti commença par se plaindre :
— Les commandes s’amenuisent, je dois congédier mes meilleurs artisans. Le livre était encore, il y a peu, un objet de valeur que l’on enchâssait comme une relique et pour lequel on sacrifiait des fortunes ; aujourd’hui, on affecte le goût de l’économie pour plaire à la mode de l’ascétisme, sinistre victoire des hérésies. Plus de margelle, plus d’ornementation, plus de clou en or, rien qui chatoie l’œil. Ne me demande-t-on pas de laisser les cases d’enluminures et les cartouches vides, sous prétexte qu’on les fera embellir dans des temps plus propices ?
Bénédict compatit du bout des lèvres, réprouva l’austérité de façade de certains, mais entra sans plus tarder dans le vif de son sujet :
— Je cherche une nouvelle et récente hagiographie, dit-il. L’œuvre devrait avoir été remise au Latran il y a environ deux ans. Une commande officielle.
Salvestro Conti leva les sourcils.
— Une nouvelle Vie des saints ? Il en circule déjà de nombreuses, et d’excellentes ! Mais toutes sont de facture ancienne. On les rectifie par endroits, on y additionne de nouveaux motifs de sainteté, mais pas davantage. Hormis ce chroniqueur génois, Jacobus da Voragine et son œuvre qu’on dit présomptueuse sur la Sainte Croix, je n’ai jamais eu vent d’une commande particulière émanant du Latran ces dernières années. De qui serait-elle ?
— Un certain Otto Cosmas, originaire du royaume de Bohême.
Conti s’esclaffa :
— Un Bohémien ! Jamais entendu ce nom. De surcroît, avec ces Églises vaudoises condamnées par Rome qui résistent en Moravie et en Bohême, je me figure mal le Latran confier une œuvre aussi sensible qu’une Vie des saints à un homme né dans ce pays d’hérétiques. À quel ordre appartient-il ?
— Je l’ignore. Il n’apparaît pas comme un religieux. Il vivait solitaire à Rome derrière les bains de Dioclétien.
Salvestro Conti tressauta de nouveau :
— Un laïque ? Alors c’est impensable. Pas un évêque ne le
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