Délivrez-nous du mal
tolérerait. Si cela était, je serais le premier à le connaître ! Je compte des informateurs implantés dans tous les scriptoria d’Italie. Parole de Salvestro Conti, cet Otto Cosmas est un bonimenteur et son livre, Bénédict, n’existe probablement pas ! Qui t’a mis sur cette mauvaise piste ?
— Un jeune garçon du Latran a disparu…
Salvestro hocha la tête :
— Du Latran ?
L’homme toujours nerveux, bourré de tics, devint subitement impassible et sérieux.
— Ce n’est pas le moment de s’approcher du Latran, mon ami, conseilla-t-il.
— L’élection du nouveau pape ? suggéra Bénédict.
— Quoi d’autre ? Seulement cette fois il se raconte que le conclave est divisé pour une raison inédite. D’ordinaire, lorsque les cardinaux n’arrivent pas à s’entendre sur un candidat, c’est dû aux pressions diplomatiques de l’Empereur et du roi de France qui défendent respectivement leurs champions ; mais aujourd’hui, il s’agirait d’une querelle entre les partisans et les adversaires du vieil Artémidore de Broca.
— Toujours le chancelier !…
Salvestro Conti dit entre ses dents :
— Tant que Dieu ne l’aura pas rappelé à Lui (et il faut croire que Broca sait se faire oublier du Ciel), la nervosité au Latran ne cessera de croître. Quelques prélats veulent se servir de cette élection, sans doute la dernière d’Artémidore, pour se débarrasser au grand jour du vieux chancelier.
Bénédict sourit :
— N’ont-ils pas déjà échoué à de nombreuses reprises ? L’éviction d’Artémidore est le merle blanc de l’Église…
— C’est vrai. Mais Artémidore s’affaiblit. On dit que chaque mois qui passe se lit sur son visage comme une année. Le lion effraie moins. Ses détracteurs ne se dissimulent même plus pour conspirer ! La fin d’une ère a sonné. En tout cas, si ton garçon du Latran est lié à cette controverse, écarte-t-en autant que possible ! Il n’y a que des mauvais coups à prendre.
Bénédict approuva :
— Oh, moi, je veux juste rassurer sa petite sœur…
Salvestro Conti haussa les épaules :
— Les Anciens ont écrit de belles choses là-dessus. N’oublie pas le récit de Baruch : ce pauvre homme pensait aller chercher du bois pour sa famille et il a fini dans les Enfers après cent années d’aventures et de combats.
Bénédict Gui sourit :
— Mais les héros de légende manquent toujours cruellement de circonspection. Même Ulysse le Rusé s’y est laissé prendre ! Moi, je ne cours pas de tels dangers ; d’abord, je n’ai rien d’un héros et puis… je n’intéresse pas les dieux.
Bénédict retourna à sa boutique à la nuit tombée, après avoir partagé un bon repas avec son ami Salves tro Conti durant lequel ils parlèrent d’une traduction d’Algazel, récitèrent des strophes de Virgile et se divertirent de leur jeu favori : l’un débutait une citation que l’autre devait achever. Comme toujours, Bénédict battit Salvestro. Sa mémoire était infaillible.
Le lendemain, avant l’aube, Gui fit ce qu’il savait faire le mieux : il réfléchit.
Il sassa et ressassa ses vues, les pieds calés sur les chenets d’un feu qui finissait de se consumer, un livre de tragiques grecs ouvert entre les mains, le regard fixé sur un point vide de sa chambre.
Un orage de neige grondait au-dessus de Rome. À son habitude, Bénédict avait allumé une quantité alarmante de bougies pour pallier le manque de jour.
Viola, sa femme de ménage, entrée peu avant dans la boutique, en grelottant, de gros flocons sur les épaules, ne put s’empêcher de protester :
— Quelle dépense, ces bougies ! Un jour l’une d’elles se renversera et vos livres et vos parchemins disparaîtront en fumée !
Bénédict releva le front. Il considéra ses rayons et ses cases remplis d’ouvrages :
— S’ils venaient à brûler, répondit-il d’une voix douce, mes écrits resteraient à l’abri…
Il pointa son index vers son crâne.
— …là !
La bonne vieille estima les milliers de pages qui devaient être empilées ici et dans la pièce inférieure.
— Tout ? fit-elle.
Vaincue par une telle probabilité – qui, chez Bénédict Gui, relevait du domaine du possible – Viola prit son balai et son époussette.
Bénédict révisa, pour la énième fois, la situation de son enquête. Dans un vers d’Euripide, il avait trouvé l’expression « fumer le renard », d’après
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