Dernier acte à Palmyre

Aussi, quand un petit groupe de chameaux et de chars à bœufs arriva en bringuebalant derrière nous, ma première réaction fut de ne pas m’écarter du milieu du chemin, afin de les forcer à ralentir et à rester derrière nous. Puis, quand une voix nous héla pour nous offrir un transport, ma mauvaise humeur céda immédiatement la place à une allégresse tout aussi irrationnelle. Je laissai tomber mon fardeau avant de me retourner vers les nouveaux arrivants. Le premier chariot s’arrêta, et je plongeai mon regard dans les yeux las d’un bœuf à l’aspect irascible.
    — Ton invitation est la bienvenue, étranger. Jusqu’où peux-tu nous conduire ?
    — Bostra, peut-être ? répondit-il en souriant.
    Il n’était pas nabatéen. Nous nous étions tous les deux exprimés en grec.
    — Bostra n’est pas sur mon itinéraire, précisai-je. Mais que dirais-tu de nous laisser au caravansérail où mon propre attelage m’attend ?
    — Comme tu voudras, accepta-t-il gracieusement.
    Je fus rapidement persuadé que son accent ressemblait au mien.
    — Tu viens d’Italie ? demandai-je.
    — Oui.
    C’est seulement après que nous fûmes installés dans sa carriole que je pris conscience de l’étrange compagnie qui nous avait pris en charge. Ils étaient une dizaine répartis dans trois véhicules et sur deux chameaux bouffés aux mites. Tous étaient pâles et arboraient un air anxieux. Notre conducteur lut dans mes yeux la question que je m’apprêtais à lui poser.
    — Je suis Chremes, acteur et chef de troupe. On a reçu l’ordre de quitter Pétra au plus vite. Aussi, quand on a vu qu’ils ouvraient les portes pour vous laisser partir, on a décidé d’en profiter avant qu’ils changent d’avis à notre sujet.
    — Auraient-ils eu une raison d’insister pour que vous restiez ? interrogeai-je alors que je croyais déjà avoir deviné.
    — On a perdu un ami. (Il inclina la tête en direction d’Helena.) Je crois que c’est vous deux qui l’avez trouvé. Il s’agit d’Heliodorus – l’homme qui a eu ce malheureux accident au sommet de la montagne.
    C’était la première fois que j’entendais le nom de notre noyé. Tout de suite après, j’entendis autre chose :
    — Bostra est peut-être une cité intéressante à visiter, Marcus ? suggéra Helena Justina sur un ton légèrement perplexe.
    Elle n’avait jamais su résister à l’attrait du mystère.

12
    Naturellement, nous allâmes à Bostra. Helena avait souhaité me rendre service en suggérant cette visite. Ayant découvert le cadavre, j’étais naturellement fort content d’avoir rencontré ses anciens compagnons. Je désirais en apprendre davantage à leur sujet, et aussi sur le faux noyé. La curiosité était mon gagne-pain.
    Chremes nous emmena donc récupérer notre propre bœuf – le triste animal que j’avais loué à prix d’or à Gaza – ainsi que l’engin branlant qui nous servait de moyen de locomotion. Même par cette nuit trop sombre pour voyager sans risque d’accident, nous tenions tous à mettre le plus rapidement possible un maximum de distance entre les autorités de Pétra et nous. Partageant les torches, nous décidâmes donc de poursuivre notre route en convoi. Les membres de notre petit groupe semblaient partager le même point de vue : dans le désert, même les rencontres faites par hasard sont importantes.
    Après avoir aidé à établir le camp pour la nuit, je m’approchai du directeur de la troupe.
    — Es-tu certain que l’homme qu’Helena et moi avons découvert mort était ton ami ?
    — D’après la description que tu en as faite, oui. Même stature, même couleur de cheveux. Et mêmes habitudes d’ivrogne ! ajouta-t-il amèrement.
    — Alors, pourquoi ne t’es-tu pas présenté aux autorités pour réclamer son corps ?
    — On avait déjà suffisamment d’ennuis comme ça ! chuchota Chremes à la façon d’un conspirateur.
    Je le croyais volontiers, mais la situation ne m’en intriguait pas moins.
    Nous avions dressé des tentes en tendant des couvertures en poil de chèvre sur des cadres de bois rudimentaires. Tout en parlant, nous nous étions assis près d’Helena, à l’extérieur de ces abris précaires, devant un feu qui nous éclairait. Musa s’était installé un peu à l’écart. Les autres comédiens, apparemment perturbés par la mort d’Heliodorus, s’étaient regroupés pour en discuter. Les bras entourant mes genoux, j’observais attentivement le chef de troupe