Dernier acte à Palmyre
pour la première fois. Comme son compagnon mort, il était solidement bâti et possédait un visage plein. Il était plus beau, avec un menton volontaire et un nez dramatique qui n’aurait pas déparé un général républicain. Même dans la conversation ordinaire, il s’exprimait d’une voix puissante qu’il faisait résonner comme s’il s’adressait à un public. Il ciselait ses phrases d’une façon précise. Je n’étais pas dupe de la facilité avec laquelle il avait accepté de bavarder avec nous. Lui aussi tenait à se faire une opinion sur Helena et moi. Et peut-être attendait-il autre chose de nous ?
— D’où es-tu ? s’enquit Helena.
Elle était capable de soutirer des renseignements avec la facilité d’un pickpocket tranchant le cordon d’une bourse.
— Presque tous les membres de la troupe sont originaires du sud de l’Italie. Moi, je suis de Tusculum.
— Tu es loin de chez toi !
— Oh ! ça fait plus de vingt ans que je suis loin de chez moi !
J’éclatai de rire.
— Et pourquoi ? La vieille rengaine : une femme de trop et j’ai été déshérité.
— Tusculum n’était pas pour moi. C’est un trou ignoré de la civilisation.
Le monde est plein de gens qui dénigrent leur lieu de naissance, comme si la vie n’était pas la même dans n’importe quelle petite ville.
Helena semblait bien s’amuser. Je la laissai poursuivre.
— Et comment t’es-tu débrouillé pour atterrir ici, Chremes ?
— Quand on a passé la moitié de sa vie à jouer sur des scènes de fortune, devant des provinciaux bornés qui ne pensent qu’à parler entre eux du marché du jour pendant la représentation, il est sans doute trop tard pour faire autre chose. Par ailleurs, ma femme fait partie de la troupe – une femme que je hais et qui me hait en retour. Alors je continue sur ma lancée, en traînant ce gang de ringards derrière moi. Et nous essayons de jouer dans toutes les cités que nous trouvons sur notre chemin.
Je ne pouvais m’empêcher de penser que Chremes se confiait avec un peu trop de bonne volonté. Un peu comme s’il jouait un rôle soigneusement répété.
— Et quand avez-vous quitté l’Italie ? demanda Helena.
— La première fois, c’était il y a vingt ans. Puis, il y a cinq ans, nous sommes revenus en Orient avec Néron, lors de sa fameuse « Tournée grecque ». Quand il a été fatigué de recevoir des lauriers de la part de juges qui avaient été achetés, il est rentré à la maison et nous avons continué à errer dans le coin. Jusqu’à Antioche. Les vrais Grecs refusaient de voir ce que les Romains avaient fait subir à leur héritage théâtral, mais les villes helléniques qui n’ont pas été grecques depuis Alexandre croient que nous leur présentons d’authentiques chefs-d’œuvre. Et nous avons réussi à gagner notre vie en Syrie où ils sont fous de théâtre. C’est alors que j’ai eu envie de savoir ce que ça donnerait dans le royaume de Nabatène. Voilà pourquoi nous avons pris la direction du sud. Et maintenant, grâce au Frère, nous repartons vers le nord.
— Je ne te suis pas !
— Notre offre culturelle n’a pas rencontré le succès prévu à Pétra. Un peu comme si on avait joué Les Troyennes devant une famille de babouins.
— Alors vous étiez déjà sur le départ avant la noyade d’Heliodorus.
— Oui, après une vive exhortation du Frère. Ça arrive souvent dans notre métier. On nous expulse fréquemment sans raison. Au moins, à Pétra, ils ont fait un effort pour se justifier.
— C’est-à-dire ?
— Nous avions prévu une représentation dans leur amphithéâtre pourtant sacrément archaïque ! Eschyle se serait mis en grève après y avoir jeté un seul coup d’œil. Nous nous apprêtions à leur jouer Le Pot d’or – un choix judicieux pour des gens pleins aux as comme eux ! Congrio, qui est chargé des affiches, avait placardé les détails à travers toute la ville. C’est alors qu’on nous a informés que l’amphithéâtre n’était utilisé que pour les rites funéraires officiels. Le sous-entendu était clair : si nous désacralisions cet endroit, les prochains rites funéraires pourraient bien être les nôtres… Ils sont vraiment étranges, ces Nabatéens, conclut Chremes.
Ce genre de commentaire suscite normalement un silence. Les remarques sur les peuples étrangers ramènent en général les pensées de tout un chacun vers ses propres compatriotes, avec lesquels il les compare.
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