Dernier acte à Palmyre
nous paraissait tout à fait similaire. Aucun de nous ne croyait que nos petits drames allaient attirer les habitants de Gerasa en foule. Pensez, des gens qui organisaient leur propre petit festival égrillard pour occuper leurs soirées d’oisiveté. Et d’après ce que nous avions déjà pu voir dans les rues, ils disposaient d’un choix de spectacles plus originaux et plus bruyants que tout ce que nous pourrions leur offrir, et pour deux fois moins cher.
Afin de ne plus penser à notre échec probable, des membres de la troupe se dispersèrent et partirent au hasard.
Grumio étant resté assis assez près de moi, j’entamai une conversation avec lui. Je commençai par lui demander davantage de détails sur la pièce dont on ne parle jamais, et je fus surpris de découvrir l’étendue de ses connaissances dans le domaine du théâtre. C’était un personnage très intéressant. Trouvant sans doute que notre échange prenait un tour trop littéraire, nos voisins s’éloignèrent à leur tour.
Il était facile de sous-estimer Grumio. Son visage rond paraissait empreint d’une grande simplicité. Et parce qu’il servait de faire-valoir à l’autre clown sur scène, on le considérait souvent comme un benêt dans la vie. En réalité, il était extrêmement intelligent et connaissait son métier à fond. Il se considérait même comme le représentant d’un art ancien et respectable. J’étais heureux d’avoir l’occasion de m’entretenir avec lui, sans que la présence de Tranio ne lui fasse de l’ombre.
— Et comment en es-tu venu à exercer ce métier, Grumio ?
— Un peu par hérédité. Je suis les traces de mon père et de mon grand-père. La pauvreté a aussi joué son rôle. On n’a jamais possédé de terres et on ne connaissait aucun autre métier. Tout ce qu’on avait, c’était une qualité qui manque à beaucoup trop de gens : le sens de l’humour.
— Et c’est ce qui vous a permis de survivre ?
— C’est loin d’être aussi facile que ça l’était. Voilà pourquoi, aujourd’hui, je travaille au sein d’une troupe. Mes ancêtres n’ont jamais eu à souffrir autant que moi. Naguère, les comiques étaient des travailleurs indépendants. Ils voyageaient et gagnaient leur pain grâce à leurs talents variés : acrobaties, danses burlesques, plus un répertoire d’histoires drôles. Mon père m’a servi d’entraîneur pour la partie physique, et bien sûr, j’ai hérité de soixante ans d’anecdotes familiales. Pour moi, c’est descendre d’un niveau que de me retrouver dans la bande de Chremes et d’avoir à respecter un texte.
— Tu es pourtant très bon, commentai-je sincèrement.
— Disons que je fais de mon mieux. Mais je trouve ça très ennuyeux. Vivre de ses traits d’esprit est beaucoup plus stimulant, je t’assure.
Ce nouvel aspect du « clown des champs » me fascinait. Il avait étudié son art avec un sérieux dont je ne m’étais pas douté jusque-là. Évidemment, jouer les idiots sur scène ne veut pas dire qu’on l’est. En l’occurrence, c’était moi qui m’étais conduit comme un idiot. Grumio aimait l’humour avant tout, et même s’il aspirait à beaucoup mieux, il n’en essayait pas moins de tirer les meilleurs effets de nos horribles comédies.
J’en tirai la conclusion que sous son air nigaud, il possédait une forte personnalité et beaucoup d’exigence. Il était bien différent de ce personnage endormi qui donnait l’impression de ne s’intéresser qu’aux filles et au vin, et de laisser Tranio le mener par le bout du nez, aussi bien sur scène qu’à la ville. Sous des apparences trompeuses, Grumio savait ce qu’il voulait. D’ailleurs, devenir un amuseur public demande une âme indépendante et bien trempée.
Gagner sa vie en racontant des blagues aux banquets me paraissait une profession bien fatigante pour les nerfs. Mais si on en était capable, j’aurais cru qu’on pouvait trouver facilement du travail. Je demandai donc à Grumio comment il en était venu à accepter une situation qu’il considérait comme inférieure, et qui lui apportait peu de satisfactions à tous les points de vue.
— Du temps de mon grand-père et de mon père, tout ce que j’aurais possédé, c’était une cape, mes chaussures, ma gourde, mon strigile, une coupe et un couteau, plus une petite bourse pour y mettre mes gains. Tous ceux qui en avaient les moyens louaient les services d’un comique.
— C’est quasiment comme
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