Des hommes illustres
football de premier rang quand toute
l’équipe prend la pose, il semblait suivre en esprit l’envol de l’oiseau
au-dessus des alignements. La lumière dorée le força bientôt à baisser les
yeux. Il hocha pensivement la tête et, comme s’il avait craint de nous
abandonner, manière de nous faire partager ses impressions : « Ça
ressemble quand même bien à un cimetière. »
Sur quoi il se remit debout et, d’un clin d’œil, retint
notre attention. Il sortit le mètre à ruban de sa poche, mesura l’écart entre
les deux derniers menhirs de la file, écart qu’il reporta ensuite en bout de
rang, marquant la distance au sol de la pointe de son soulier, se pencha à
nouveau et, s’aidant de son couteau, un couteau en inox qui ne le quittait
jamais, paré de deux lames, d’un poinçon et d’un tire-bouchon, creusa à
l’endroit indiqué un trou profond comme un poing, découpa un rectangle de carton
dans son paquet de cigarettes, le glissa sous le corps de l’oiseau et déposa le
tout dans la petite fosse avec les précautions d’un représentant en porcelaine.
Maintenant que ses cigarettes étaient en vrac dans sa poche, il préleva le
papier argenté qui les enveloppait et, luxueux linceul, en couvrit la petite
victime.
Après un rapide tour d’horizon, il avisa une pierre au pied
d’un bouquet de genêts en bordure du champ, la souleva puissamment, la
transporta sur plusieurs mètres et la planta verticalement au-dessus de la
sépulture improvisée, parachevant l’œuvre des lointains fossoyeurs.
Tandis que nous assistions en silence à la cérémonie
funéraire, nous n’avions pas besoin de nous consulter pour deviner que nos
pensées convergeaient vers la butée de terre au fond du jardin sous laquelle
reposait le corps de notre dernier chien. Un berger allemand magnifique à
l’amour exclusif qui, allongé sur le paillasson du magasin derrière la porte
d’entrée, pour peu qu’il fût seul, mettait en fuite tous les clients : il
lui suffisait de se redresser, la tête rentrée dans les épaules, les omoplates
saillantes. Si la personne insistait, un grognement à basse fréquence
complétait le message. Il y avait un sésame pourtant. A l’appel de son nom, il
cessait ses menaces et se rallongeait lourdement. Les habitués entrebâillaient
prudemment la porte, lançaient d’une voix mal assurée :
« Varus », et il lui arrivait même d’approcher certains pour
quémander une caresse. Fierté de ceux-là que le grand chien aux allures de loup
admettait dans le cercle de ses favoris. Soulagement quand ils enfonçaient
leurs doigts dans l’épaisse fourrure, tapotaient les flancs du bel animal ou
malaxaient sa gorge en puisant en eux-mêmes une bonne dose de courage.
Désagrément pour le magasin qui avait du mal à renouveler sa clientèle, bien
qu’à l’époque celle-ci fût dans son immense majorité indigène – y compris la
troupe de romanichels, dits aussi bohémiens, qui s’étaient sédentarisés dans un
terrain vague à proximité du bourg. Les femmes en longues robes de couleur
définitivement hors mode hurlaient en poussant la porte : « Retenez
votre chien », et, tout en lançant des imprécations, glissaient sous leurs
épais jupons quelques bibelots à portée de main. Pour la beauté du geste, car on
les retrouvait souvent jetés dans un fossé avec un mépris somptueux que nous
considérions comme désobligeant pour notre belle vaisselle.
Notre Cerbère à l’entrée, la maisonnée était bien gardée.
Varus grandissait en âge et sa raison déclinait à mesure qu’il resserrait autour
des siens le lien de son amour. N’habitant pas avec nous, notre vieille Marie
se tenait à la périphérie de son attachement. Sa petite maison dans le jardin
lui donnait un statut particulier d’invitée permanente. Elle n’avait pas à se
faire connaître du grand chien, elle pouvait circuler librement sans le
laisser-passer de son nom, mais ses gestes maladroits avec les animaux, comme
avec les enfants, la maintenaient à l’écart. Un après-midi de fin d’été, alors
qu’elle se promettait de nous emmener pique-niquer dans la campagne, le grand
chien auquel elle signifiait de rester à la maison ne supporta pas qu’on lui
subtilise ainsi les enfants dont il se sentait l’obligé. Et, comme nous nous
préparions à partir, il sauta au bras de la vieille institutrice.
Le retour du père responsable fut tragique. La petite tante , le bras en écharpe,
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