Des hommes illustres
la partie chantée, la partition musicale. Car pour
ce qui nous intéressait, les paroles, nous étions loin d’avoir eu notre
content. Quelqu’un fit alors remarquer qu’à l’opéra c’était la même chose,
qu’on ne comprenait jamais ce qui se disait, et que c’était tant mieux si l’on
considérait la faiblesse générale des dialogues. Toute l’émotion passait par la
musique. Appliquée à nos petits chantres dont la tonalité monocorde ne laissait
rien filtrer de la profondeur des sentiments, la remarque induisait à penser que
les solides architectes des âges farouches avaient un cœur de pierre.
On n’en saurait pas davantage. Chacun cherchait ensuite à se
faire sa propre idée en flânant dans les allées, les enfants apportant un début
de solution qui grimpaient sur tout ce qu’ils pouvaient escalader. Notre
ensemblier maison insistait sur la dimension des pierres, la difficulté à
déplacer, sur des kilomètres parfois, des masses aussi considérables. D’autant
qu’il en était des menhirs comme des icebergs : il fallait aussi considérer
la partie enterrée qui assurait l’équilibre du bloc. S’il insistait tant sur ce
qu’on ne voyait pas, c’est bien sûr parce que les choses invisibles ouvrent sur
l’infini, mais c’est aussi que nous avions du mal à nous extasier. Prévenus par
notre grand homme, nous nous attendions à un champ de tours Eiffel, à des
gratte-ciel de pierres taillées, au lieu qu’elles n’étaient qu’une poignée à
atteindre quatre mètres. Et encore valait-il mieux être soi-même petit.
Il n’y a pas d’improvisation à Carnac. Ce n’est pas comme
dans ces villes enrichies, Venise ou Amsterdam, où marchands et banquiers, au
fil du temps, au gré de leur fantaisie, s’engageaient dans une surenchère
permanente à construire plus beau, plus grand, plus clinquant. Il s’agit ici
d’un projet conçu et mené à son terme. Et en peu de temps : étalé sur des
dizaines d’années, le plan initial, comme celui d’une cathédrale, en eût été
cent fois modifié. La recette est simple : des bras vaillants, un
contremaître efficace, un architecte inspiré et un prince tyrannique. Cela
suffit. Les pierres dressées à deux pas du littoral comme un rempart au
déferlement des vagues et au vent furieux de la mer, régulièrement espacées,
orientées d’est en ouest, sont alignées sur onze ou treize rangs en ordre
décroissant. Seraient-elles creuses, on imaginerait de les emboîter comme des
poupées russes.
Avec le temps, beaucoup d’entre elles ont disparu :
débitées, réutilisées, trouvant refuge dans le flanc des maisons de pêcheurs ou
clôturant une pâture – les plus petites en premier lieu, les plus pratiques à
transporter, celles en bout de rang. Si l’ordre était respecté, l’ultime borne
de ces alignements devait avoir la taille d’un grain de sable, dissolution
progressive dans la terre-mère ou, partant de l’est, petite graine de pierre,
pépinière minérale, pour aboutir à la forêt des géants au couchant. C’est en
lieu et place de ce grain de sable théorique que nous découvrîmes dans l’herbe
rase, près d’une touffe d’œillets sauvages comme il en pousse au bord de
l’Atlantique, un cadavre d’oiseau : son petit corps décharné, le cou
dénudé comme si la mort lui avait ôté son cache-col, une taie bleutée sur
l’œil, le bec entrouvert, ses pattes vermicelles repliées comme l’armature
d’une ombrelle délicate. Quelques plumes encore collées sur la fine charpente
de l’aile se soulevaient doucement sous un souffle de vent.
Papa s’accroupit auprès de la minuscule dépouille afin de
mieux l’observer sans doute, mais dans une attitude si recueillie, si pleine de
commisération, que nous l’imitâmes en fermant le cercle, maman restant seule
debout. Nous étions à l’orée d’un miracle d’une simplicité enfantine, persuadés
que son souffle allait gonfler de vie la poitrine miniature, et les chairs se
refermer, les ailes à nouveau battre, tirant vers le ciel l’oiseau recomposé.
Comme à l’ouverture de la tombe des bienheureux montait de ces quelques grammes
de chair en décomposition la douce odeur sucrée des œillets. Ce message parfumé
apportait l’espérance et la consolation.
Quand il releva la tête, son regard se porta sur l’enfilade
des pierres qui grimpaient en pente douce vers le soleil déclinant. Les coudes
en appui sur les genoux comme un joueur de
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