Des hommes illustres
régiment était basé,
n’imaginait sans doute pas du tout que ces gaietés de l’escadron déboucheraient
un jour sur un théâtre d’horreur. De ces quatre années au front il ramènera un
vif dégoût de la chose militaire qu’il communiquera à son fils, lequel,
incorporé dans l’armée régulière après ses deux années de clandestinité,
n’hésitait pas à lancer un camembert à la tête d’un officier dont il estimait
l’ordre parfaitement stupide – geste qui, on le devine, ne fut pas pour lui
sans conséquences.
Et il était là maintenant, le nez en l’air, à tenter de
retrouver le drapeau de son père parmi ces piteux trophées qui offraient jadis
aux tireurs adverses la cible idéale et sans défense du pauvre porteur
cramponné à la hampe. Accrochés à plusieurs mètres du sol, serrés comme les
pièces d’étoffe d’un bazar, il ne disposait pour les identifier que de
fragments de lettres et d’insignes fanés dont la lisibilité se perdait dans les
plis des ors, des bleus et des pourpres. La tête renversée en arrière, il les
passait un à un en revue, progressant lentement, se livrant à un examen
minutieux comme s’il s’agissait pour lui, à travers cet inventaire, de
découvrir et de ramener les cendres napoléoniennes de son père. Cette position
incommode lui donna bientôt le tournis, il baissa la tête, passa une main dans
ses cheveux blancs, sortit machinalement le tube de Véganine de sa poche et,
tout en avalant un comprimé, revint s’accouder à la balustrade où il noya sa
déception dans la contemplation douloureuse du tombeau.
Le soir, comme nous dînions dans une brasserie proche de
l’hôtel (où nous prîmes quatre jours de suite le même menu, ce qui nous valut
dès le second soir un « Comme d’habitude » complice du serveur qui
nous lia pendant tout notre séjour au point de ne pouvoir modifier la formule
des plats), il eut un malaise. Depuis le début du repas, il gardait le silence.
L’épisode des Invalides l’avait visiblement fatigué. Il y avait eu devant les
guichets cette longue attente dans la file où, debout sous la pluie dans son
costume gris, le col de sa veste dérisoirement relevé pour tenter de se
protéger, abritant au creux de sa main la flamme de son briquet quand il
allumait ses cigarettes, il n’avait pas voulu qu’on le relaye pour nous
permettre de rester sous un porche. Et puis la recherche vaine du drapeau de
son père. De retour à l’hôtel, il avait demandé à se reposer un peu avant
d’aller dîner.
Son silence pendant le repas n’était pas du genre qu’on
s’autorise à rompre. On le mettait sur le compte de sa déception. On échangeait
quelques mots sans lui, quand soudain sa fourchette se figea au-dessus de son
assiette. Il eut une expression de stupeur, son visage se crispa,
« Joseph, qu’est-ce que tu as ? » Le temps que le serveur se
précipite vers notre table sous le regard des autres convives, il reposait
lentement sa fourchette sur le bord de son assiette, portait une main à sa poitrine
et respirait profondément. « Ce n’est rien, juste un
étourdissement. »
Maintenant, vous êtes un lendemain de Noël. Une échelle est
appuyée sur le bord du toit de la remise sous laquelle sèche le linge. Grimpé
sur les plaques de tôle ondulée, veillant à poser les pieds à l’emplacement des
chevrons afin de ne pas passer au travers, votre père élague les branches du
prunier voisin prises dans les fils téléphoniques. Le vent agite la couronne
dénudée de l’arbre. Celui qui veille au grain dégage un espace libre autour des
fils que la tempête qui s’annonce risquerait plus facilement d’arracher. Quand
il redescend du toit, s’accrochant avec une prudence excessive à l’échelle, il
dit ne pas se sentir bien. Ce qui vous étonne un peu, car l’effort fourni n’a pour
lui rien de considérable. Comparé à sa grande entreprise de rénovation de la
maison et du jardin, cet élagage se range parmi les petits travaux d’entretien.
Vous l’avez vu déplacer des montagnes, du moins des morceaux, qu’il stocke dans
le fond du jardin, ce n’est pas quelques coups de scie qui suffiraient à
l’épuiser. Il ne faut pas non plus accuser la fatigue de l’âge : il n’a,
somme toute, que quarante et un ans, même si, avec ses cheveux prématurément
blanchis et du seul fait qu’il est votre père, vous ne le voyez pas comme un
homme jeune.
Depuis quelque temps, cependant,
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