Des hommes illustres
vous savez qu’il souffre,
se gavant de comprimés pour atténuer la douleur. Ce n’est pas faute d’avoir
consulté. Des médecins, il en a vu à ne plus savoir où donner de la tête, au
point qu’en désespoir de cause il a pris rendez-vous pour le lendemain chez un
rebouteux. Vous le découvrirez avec stupeur bien des années après, en
feuilletant son agenda. Ce qui vous laisse, cette trace écrite posthume,
l’impression étrange que le lendemain de sa mort il était encore en vie, et que
sa vraie disparition date du premier feuillet vierge de son carnet. Vous ne
pouvez vous empêcher de penser que ce guérisseur de campagne avec des méthodes
empiriques l’eût peut-être sauvé.
Les plus éminents spécialistes ont déclaré, radiographies à
l’appui, que ses douleurs du dos provenaient d’un écrasement des disques
vertébraux. On lui recommande en conséquence de ne plus porter de choses
lourdes. Pour les valises, il lui est difficile de faire autrement. Cela reviendrait
à ne plus exercer son métier, d’ailleurs il y songe, mais il a remis à plus
tard l’aménagement du jardin, pour lequel il a collecté ces pierres
remarquables qui disparaissent maintenant sous les hautes herbes. Elles
attendront que son dos le laisse en paix.
Dans cet espoir, il exécute chaque matin, scrupuleusement,
ce qui l’oblige à se lever un quart d’heure plus tôt, de longues suites de
mouvements qu’il a répétés chez le spécialiste et notés pour s’en souvenir.
Allongé sur la descente de lit, son carnet ouvert à ses côtés, il s’astreint à
des séries de ciseaux, de flexions du buste où, jambes tendues, il doit toucher
du bout des doigts la pointe de ses pieds, en quoi sa haute taille et ses bras
courts ne lui facilitent pas la tâche (toutes ses manches de chemise sont
raccourcies par un pli à hauteur du biceps), autant d’exercices qui le laissent
sur les genoux et dont il doute qu’ils lui rendront ses disques vertébraux
usés. Du moins, si aucune amélioration n’intervient, ce ne sera pas de son fait.
La souffrance l’isole. Le dimanche, il n’est plus question
de promenades en famille. Le matin de son jour de repos, il paresse au lit et,
quand il se lève, c’est, après sa séance de gymnastique, pour écouter, la tête
dans les mains, les mêmes disques qu’il se passe depuis des mois. Le
tourne-disque est bien sûr de sa fabrication : il s’est contenté d’acheter
un bloc-moteur et une platine, confectionnant le boîtier en contreplaqué qu’il
a habillé d’un plastique adhésif vert imitation cuir à l’extérieur, gris
imitation marbre à l’intérieur. C’est la radio qui fournit le haut-parleur. Il
remet inlassablement son groupe favori, genre Petits chanteurs à la croix de
bois, version adulte, mais en moins nombreux cependant, c’est-à-dire un soliste
au timbre précieux, appliqué, qui ne donne jamais la sensation de forcer dans
les aigus, et huit choristes qui interviennent principalement à l’heure du
refrain pour faire les cloches ou quelque chose de cet ordre. Il faut sans
doute y voir son goût pour la camaraderie et la solidarité de groupe. Equipe de
football, troupe de théâtre, réunion des « Quarante ans », cela finit
toujours par des chansons. Peut-être à son insu s’identifie-t-il au chanteur
leader ? « Joseph, si vous l’aviez vu sur scène, il aurait tout aussi
bien pu faire acteur » : de quelle quantité de regrets se teinte sa
rêverie ?
Il est seul dans un coin de cuisine à écouter ses disques.
Il a posé une chaise près de l’appareil, cigarettes, briquet et cendrier à
portée de main sur une tablette. Quand une chanson lui plaît particulièrement,
il la repasse aussitôt, décollant le bras du microsillon et le replaçant au
début avec précaution afin de ne pas rayer le disque. La sonnerie de la porte
d’entrée du magasin, accrochée juste au-dessus du tourne-disque, ajoute aux
chœurs une note stridente. Il retarde de plus en plus le moment de se rendre à
l’église, alors que le carillon appelant à la messe de onze heures a sonné
depuis longtemps. Ce peu d’empressement a peut-être des raisons plus profondes.
Il a récemment confié ses doutes au curé Bideau, qui, loin de ses prônes
menaçants, lui a raconté que même les plus grands mystiques avaient éprouvé ces
tourments de la nuit de l’esprit. La compagnie est flatteuse, mais, pour la
seule foi qui tienne, celle du charbonnier, elle n’est
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