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Des hommes illustres

Des hommes illustres

Titel: Des hommes illustres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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lancéolées que le cortège débouchait à l’angle
de la rue. Chacun se rangea sur le bas-côté, bras croisés ou mains posées l’une
sur l’autre en cache-sexe, reprenant au vol un cantique ou une prière, adoptant
un air de circonstance, mine contrite et regard inspiré, quand un spectateur
perfide donna un coup de coude à son voisin. Le temps que celui-ci réagisse et
il propageait à son tour la bonne nouvelle qui remontait les rangs comme une
traînée de poudre, la gravité contenant de plus en plus mal l’irrépressible
envie de rire qui gagnait les visages, les uns se mordant les lèvres, d’autres
tournant soudain le dos, d’autres encore préférant s’éloigner pour donner libre
cours à une inconvenante gaieté, cependant que Bideau, recueilli, ostensoir à
hauteur du visage, d’un pas d’une excessive lenteur, à travers le tapis de
feuilles vertes, marchait cérémonieusement dans la bouse.

 
    Se doutait-il de quelque chose, qu’il ait tenu pour notre
dernier voyage à nous faire visiter Paris ? Il y avait plusieurs années
que nous n’étions pas partis en vacances, ce qui, en dépit des statistiques, ne
nous gênait pas beaucoup. Nous étions très bien à passer l’été entre les hauts murs
du jardin. C’est partir au contraire qui était dérangeant. Moins de quitter nos
repères familiers que d’être exposés soudain aux regards – on ne voyait
qu’eux : qui vous faisaient remarquer au restaurant que vous teniez mal
votre fourchette, à l’hôtel que vous marchiez trop bruyamment dans les couloirs
à la recherche de votre chambre, dans un téléphérique que votre présence
risquait d’entraîner une surcharge au point de vous donner envie de sauter dans
le vide, au cirque de Gavarnie que vous grimpiez à pied quand de plus riches,
ou de plus téméraires, montaient à dos de mulet, au château de X que vous aviez
tort de trouver bien court le lit de Du Guesclin, et donc Du Guesclin lui-même,
et, à La Bourboule de grimacer en avalant les eaux arsenicales de la station.
C’était bien entendu les mêmes qui depuis toujours nous interdisaient l’accès
de la plage : trop blancs. Paris était plus intimidant encore. La décision
de visiter la capitale avait été, semble-t-il, hâtive, presque impromptue, de
la même façon que, rentrant un soir vers dix heures, il s’était mis en tête
d’abattre une cloison dont il entamait sur-le-champ, au marteau, la démolition.
Le choix paraissait d’autant plus surprenant que nos conversations ne
tournaient pas comme des phalènes autour de la ville phare. Ce changement de
cap après la rudesse des paysages bretons auxquels il nous avait accoutumés,
c’était comme si, délaissant la vie des pierres, il avait aspiré à un
déferlement de lumière. Comme une rémission irradiante avant la nuit obscure.
    Ses derniers congés, il les avait passés à retaper et
embellir la maison, doublant et isolant les plafonds, retapissant les chambres,
aménageant et agrandissant le magasin en lui adjoignant un sous-sol : deux
niveaux, comme à la ville. Cet été-là, suivant ses plans qui allaient du
nécessaire au superflu, il aurait dû s’attaquer au jardin. Tous les matériaux
pour son grand projet étaient enfin réunis. Enfouies sous de hautes herbes, les
pierres rapportées de Bretagne attendaient depuis de longs mois leur destination
finale. Le chapiteau se couvrait de mousse verte. Toute la vaisselle brisée
atterrissait dans une caisse et l’on commençait à douter qu’elle dallât jamais
le fond du bassin. Mais, peut-être déconseillé par les médecins ou parce qu’il
ne s’en sentait ni le goût ni la force, il semblait avoir mis en sommeil sa
rêverie babylonienne.
    La 403 arrivait à bout de course. Après avoir franchi
religieusement la ligne des cent mille, elle avait encore continué quelques
mois, mais son exceptionnelle longévité était le gage même de sa fin prochaine.
Les kilomètres lui pesaient de plus en plus. Elle avait pour sa consommation
d’huile la gourmandise d’une vieille dame pour les sucreries. Les pièces
cédaient les unes après les autres, que Joseph remplaçait le dimanche. On se
doutait que Paris serait son chant du cygne. Afin de la ménager, au lieu de
parcourir d’une traite les cinq cents kilomètres, le premier soir nous faisions
halte entre Chartres et Versailles. Le lendemain, au petit trot, nous entrions
dans la capitale.
    Les voyageurs sont bien souvent des voyageurs

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