Des hommes illustres
laissa même passer plusieurs personnes avant lui afin de ne pas être dérangé
dans son dialogue privilégié avec la machine. Il n’était pas besoin d’être
grand sorcier pour deviner qu’il étudiait la possibilité d’électrifier
pareillement sa carte de Bretagne : au lieu des pointes fines à têtes de
couleur et du coton à repriser en fil d’Ariane, une kyrielle de petites
ampoules éclairant comme une guirlande de Noël son programme de la semaine.
Pour l’homme moderne qu’il était, c’était dans la logique du progrès. Mais il
eut cette mimique, une contraction des lèvres, par laquelle nous crûmes
comprendre qu’il renonçait. Pas dans ses cordes, ce réseau complexe de
branchements, de fils électriques – ou trop lourd, ou une certaine lassitude,
soudain. Et puis, à quoi bon ? N’avait-il pas déjà envisagé de se retirer,
d’abandonner cette longue errance en acceptant la proposition du directeur de
l’hôpital-hospice de Random de prendre sa suite ? Des panneaux lumineux,
des lampes qui clignotent, il y en aurait plein le standard et les salles de
garde. Les occasions ne manqueraient pas d’utiliser ses talents d’inventeur.
Quant à son futur trajet, il n’aurait désormais qu’à marcher trois cents
mètres. Pas de quoi afficher une carte d’état-major dans son bureau.
De Porte Dorée à Invalides c’était simple aussi. Aucun
changement. Ligne directe. A croire que l’emplacement de l’hôtel avait été
judicieusement choisi. On trouvait dans sa bibliothèque une Vie de Napoléon
dont la couverture s’ornait du Bonaparte échevelé franchissant le pont d’Arcole,
par le baron Gros, et jetant derrière lui un œil inquiet à l’idée de n’être pas
suivi. Ce qui, de fait, eût mis un terme précoce à sa carrière. Mais il le fut
– suivi. Si bien qu’il reposait maintenant, coucou parmi les fastes louis-quatorziens,
sous le gigantesque dôme doré de Hardouin-Mansart, dans son mausolée de
porphyre rouge, livré à la curiosité de la foule qui s’agglutinait à la
balustrade de la galerie circulaire pour admirer en contrebas, au centre de la
crypte ouverte, les cendres impériales – même si en fait de cendres personne ne
songea jamais à incinérer son cadavre, et pas même les Anglais : le
traumatisme de Jeanne d’Arc, sans doute. Mais « les cendres »
présentent mieux que « les restes », dont on se demande toujours comment
les accommoder. Et accommodant, l’hôte de Longwood, Sainte-Hélène, ne l’était
pas. Pourtant, hormis cet ouvrage, il n’apparaissait pas que Napoléon occupât
une place particulière dans le panthéon familial, si ce n’est auprès du cousin
Rémi dont l’anniversaire tombait le jour du sacre et d’Austerlitz, ce qu’en
cette occasion il ne manquait jamais de rappeler, réponse voilée peut-être à
son cousin Joseph né le 22-2-22 et qui voyait dans cette théorie remarquable
une sorte de marque du destin, une formule magique qu’elle n’était sans doute
pas si l’on se réfère à son pauvre compte de vie.
Mais le souvenir napoléonien n’aurait peut-être pas suffi à
nous attirer aux Invalides s’il n’y avait eu une raison plus profonde à notre
visite. Après s’être penché quelques instants au-dessus du tombeau impérial et
sans même s’attarder devant les pompeux bas-reliefs de la crypte représentant
le nouveau Christ-roi entouré de ses généraux comme des apôtres, il entreprit
de rechercher parmi les centaines de drapeaux exposés dans l’église celui du
septième régiment de dragons auquel avait appartenu son père. Un dragon dans
une tranchée après des années de guerre ressemble à n’importe quel poilu plongé
dans la souffrance et le froid. La photo de Pierre au front, dans son costume
de drap bleu maculé de boue, souriant malgré tout pour ne pas inquiéter les
siens, n’a plus grand-chose de commun avec celle, datant de ses classes
quelques années avant le conflit, où, coiffé du casque à la longue crinière et
l’épée au côté, il bombe le torse dans son bel uniforme à brandebourgs frappé
au col de deux 7 brodés. Mais à la dédicataire de l’envoi on comprend que cette
noble prestance a surtout pour but de séduire sa promise et future épouse. Le
maréchal des logis fourrier qui, sur une autre photo de la même période, pose
dans la bonne humeur avec ses compagnons d’armes devant l’escalier en fer à
cheval du château de Fontainebleau, ville où le
Weitere Kostenlose Bücher