Des Jours sans Fin
leur donnaient la certitude que personne ne pourrait sortir du camp. Ils décidèrent donc que ce soir-là, latitude serait laissée aux déportés de circuler de block à block pendant toute la nuit. Ils alléchèrent même les estomacs faméliques par la promesse d’une épaisse soupe aux pois qui devait être distribuée à midi, le jour de Noël. Pour le soir, la distribution du pain serait accompagnée d’une portion de margarine et de marmelade. En somme, ils s’assuraient la tranquillité en jetant un os à leurs prisonniers. Et puis, n’est-il pas bon de donner à des malheureux l’illusion d’un instant de détente afin qu’ensuite ils sentent mieux leur misère qui risquerait de s’engourdir dans une continuité sans trêve ?
— À la corvée du charbon, qu’il fallait assurer malgré les fêtes, la journée du 24 décembre n’était pas encore Noël. Il me souvient qu’au moment du retour au camp, je fus désigné avec d’autres camarades pour ramener le corps d’une des victimes de la journée. Nous nous servions, pour ce transport funèbre, du chariot avec lequel on ramenait, chaque soir aux cuisines, les bouteillons vides ayant contenu la soupe de midi. Comme nos gardes étaient pressés d’aller prendre leur part du joyeux Noël, ils nous firent décharger en hâte bouteillons et cadavre au milieu de la cuisine et nous remboîtèrent presto dans notre block. Les cuisiniers, très affairés à la préparation du festin S.S., laissèrent les choses en l’état, si bien que le corps de notre compagnon passa la nuit de Noël entre les casseroles et un tas de rutabagas, inspirant de temps à autre quelques spirituelles plaisanteries aux marmitons. Des petites scènes shakespeariennes de ce style étaient à peu près quotidiennes.
— Puisque la circulation de block à block était libre ce soir-là, nous nous réunîmes entre Français afin de secouer un peu la noire mélancolie de cette Nativité.
— Que n’avions-nous l’abbé avec nous ! Rien n’est pénible en effet comme ces anniversaires où le poignant souvenir des Noëls d’antan vous vient meurtrir. Chacun pense aux êtres chers laissés en France, dont il est sans nouvelles depuis des mois, et se demande s’il les reverra jamais. Et, de fait, beaucoup d’entre nous ne devaient plus les revoir. Décidés à narguer notre « cafard » nous chantâmes ensemble quelques vieux refrains, mais la fatigue eut bien vite raison de nous.
— Ayant quitté mes camarades, je revenais vers mon block quand les accords (?!) d’une musique bizarre me frappèrent l’oreille et je me souvins du fameux bal de la pègre. La curiosité me poussant, j’entrai dans le block qui abritait ces saturnales. Jamais je n’oublierai ce spectacle : parmi les danseurs certains s’étaient déguisés en femmes. Je ne sais où ils avaient pu se procurer tout leur déguisement, mais rien n’y manquait, pas même un maquillage plus ou moins savant. Ces faciès de coquins essayant de se donner l’apparence féminine provoquaient la nausée. Leurs danseurs les enlaçaient avec une ignoble tendresse. Comme, malgré tout, le nombre des travestis-femmes était assez réduit, les autres danseurs formaient des couples ouvertement masculins non moins tendrement enlacés. Je restai abasourdi pendant quelques minutes devant cet effarant spectacle et gagnai prestement le large.
— Tous les caïds, kapos et consorts, prenant part à la fête, le camp donnait une singulière impression de paix ce soir-là, aussi m’offris-je le luxe rare d’une promenade dans la nuit sans essuyer de bourrades et sans entendre autre chose que les refrains qui s’élevaient de tous les blocks. Rentré à ma stube, je m’endormis bercé par les Noëls tchèques et polonais de mes compagnons de chambrée.
— Le lendemain, une partie du camp, chose unique ! était de repos. Tandis que d’autres, moins favorisés, parlaient travailler à l’inexorable corvée de charbon, j’eus la chance d’appartenir à la catégorie des élus et, pour la première fois depuis mon arrivée en Allemagne, connus une journée de repos presque complet, à part les corvées habituelles de l’intérieur. À midi nous vîmes apparaître la fameuse soupe pois cassés, peut-être moins épaisse que nous l’avions rêvée, mais somme toute fort convenable. Le soir nous apporta également la margarine et la marmelade attendues.
— Mais le jour suivant nous ramena à la réalité.
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