Des Jours sans Fin
trois Yougoslaves, inscrits comme dysentériques à forte fièvre. Ils auraient pu vivre encore quelques jours, peut-être même s’en tirer. Dans leur corps brûlant et à bout de résistance, l’eau glacée a complété l’œuvre de destruction. Karl, qui connaît son métier de tueur savait ce qu’il faisait.
— « Achtung ! »
— Nouveau garde-à-vous. Le S.S. de service suivi du chef de block qui est, lui aussi, un bagnard allemand de la pire espèce, pénètre brusquement dans la pièce.
— « Chambre 3, seize présents, quatre morts, rien à signaler », annonce Karl.
— « Ta chambre est sale », répond le S.S., et Karl reçoit une gifle « maison » qui l’envoie rouler à terre. Silence.
— Il faut au médecin beaucoup de courage pour rompre ce silence. Dans un garde-à-vous impeccable, montrant les trois Yougoslaves, il dit :
— « Ces trois morts sont anormales. Cette nuit Karl a donné aux dysentériques de l’eau glacée à boire. Il a pu ainsi leur prendre leur tabac. »
— La réponse du S.S. se fait attendre. Tour à tour, il fixe l’accusateur et l’accusé, mais son visage de brute reste impassible. Sa réaction est imprévisible. Le médecin détenu étranger, vient d’attaquer en la personne de Karl, non seulement un Allemand, mais un des bourreaux du camp qui servent aveuglément la volonté criminelle des nazis. Ses paroles peuvent lui coûter cher. Cela dépend uniquement de l’humeur du S.S. puisque ici la mort ne donne jamais lieu à une enquête. On relève les numéros, on expédie les cadavres au four crématoire, et c’est tout.
Soudain le « verdâtre » bondit sur Karl, fouille et trouve le tabac entre la chemise et la peau. Se tournant vers le chef du block, il dit simplement :
— « Amène-le au block 2. »
— Au block 2, Karl est plongé la tête en bas dans un seau d’eau. Il est maintenu ainsi, jusqu’à ce qu’il meure asphyxié.
— « Il ne volera plus », dit le S.S. qui a d’ailleurs empoché le tabac.
— La xlii situation militaire du Reich empirant de jour en jour, la main-d’œuvre allemande (manœuvres spécialisés et ouvriers qualifiés), qu’on avait jusque-là maintenue le plus possible dans les usines, dut à son tour revêtir l’uniforme feldgrau et aller en renfort sur les différents fronts. Les requis étrangers ne suffisant plus à assurer la marche de l’industrie, force est de leur adjoindre des déportés. Dans les blocks, chacun imite ce que j’ai fait dès mon arrivée à Mauthausen et se découvre des aptitudes à la mécanique. C’est peut-être scabreux car si à l’usine il s’avère que nous sommes bons à rien, il nous en cuira certainement, mais les corvées de charbon et de terrassement nous inspirent une telle horreur que nous prenons résolument le risque. À la grâce de Dieu !
— Notre travail à l’usine ne changera rien à notre vie dans le camp ; nos soirées et nos nuits resteront ce qu’elles sont dans nos blocks respectifs, mais nous caressons l’espoir que, pendant nos douze heures de travail à l’atelier, nous serons moins exposés aux coups et aux meurtres. Nous voici donc partis, un beau matin, avec le kommando « Usine ». Nous pénétrons dans un vaste atelier dont toutes les fenêtres et issues sont garnies de solides barreaux. Tout autour de l’atelier, des postes de garde avec des projecteurs pour le travail de nuit et, dans l’atelier même, des sentinelles S.S. surveillent l’ensemble du local. Quelques civils : ce sont les chefs d’équipe et contremaîtres. Il nous est interdit de leur adresser la parole, mais, comme leurs indications nous seront cependant nécessaires, nous les recevrons par le truchement de l’inévitable kapo, qui sévit également ici. Nous avons la surprise de reconnaître, en ce kapo, le fameux Otto, notre ancien chef de block de Mauthausen. Comme il ne doit pas faire étalage de ses brutalités devant le personnel civil, ce sont les w.-c. qu’ici il transforme en lieu de « passage à tabac ». Une autre équipe de déportés, qui doit alterner avec nous pour le travail de jour et de nuit, obéit à un kapo prénommé Paul et doté, lui aussi, d’un casier judiciaire effarant.
— À notre vive satisfaction, la gigantesque usine, dont certains ateliers sont encore en cours de construction, offre l’image du plus aimable désordre. La cause en est surtout dans la parfaite inaptitude des cadres.
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