Des Jours sans Fin
Dès l’aube, les S.S., ivres encore de leurs bombances, se livrèrent à l’un de leurs amusements périodiques qu’ils appelaient le « kinder Erwachen » (le réveil des enfants). Faisant irruption dans les chambrées, ils nous précipitèrent à bas de nos couchettes à coups de nerf de bœuf, digne conclusion d’un Noël nazi.
— Avec le mois de janvier, le froid s’intensifia cruellement, aggravé par une bise de nord-est presque continue et, à son tour, fit œuvre de meurtrier. La mince souquenille qui nous vêtait ne nous défendait aucunement. Lorsque, descendant au travail, nous pouvions échapper un instant aux regards des S.S. et des kapos, nous ramassions tous les rebuts de papier et de carton que nous pouvions trouver (vieux sacs à ciment, débris d’emballage) et glissions ces faibles protections sous notre veste. Le risque était grand et il ne fallait pas se faire prendre, mais nous n’hésitions pas à courir notre chance pour souffrir un peu moins. Nous en étions arrivés à cet état de fatalisme où l’on cherche à vivre la minute présente sans se préoccuper de celles qui suivront. Lorsque, la corvée de charbon terminée, nous rentrions au camp, nous guettions anxieusement les évolutions de la tête de colonne. Si elle prenait la direction de la place d’appel au lieu de pointer sur l’endroit où d’habitude nous rompions les rangs, nous savions qu’on allait nous fouiller ; alors, tout en marchant, nous arrachions notre harnachement de papier et de carton.
— Chaque soir, nous ramenions plusieurs de nos compagnons tués par le froid ou partiellement gelés. Nous n’avions naturellement pas de civières ; il nous fallait saisir à quatre le cadavre ou le malade, chacun de nous le tenant par un bras ou une jambe, en ayant soin de le tourner face au sol pour qu’il se maintint plus rigide. Et le kommando défilait, la pelle sur l’épaule, pitoyable troupeau transi avec, en queue, la théorie des éclopés. S’il advenait qu’un homme défaillît dans les rangs, notre conscience était à ce point émoussée que notre premier réflexe était d’enjamber le plus rapidement possible le corps du malheureux, afin d’esquiver l’effort supplémentaire que nous imposerait son transport. Il est vrai que nous avions l’excuse d’un effort parfaitement inutile puisque toute défaillance, même momentanée, entraînait l’exécution de l’homme dès l’arrivée au camp. Un membre gelé était également une condamnation à mort. Pour les oreilles, s’il ne survenait pas de complications, on pouvait généralement s’en tirer. L’hiver continuait, impitoyable.
— Malgré des conditions atmosphériques défavorables, l’aviation alliée commençait à inquiéter sérieusement la région. Les alertes se multipliaient et les bombardements se faisaient de plus en plus proches. Aucune bombe cependant n’était encore tombée sur l’usine à laquelle était accolé notre camp.
— Au mois de mars, je fus changé de kommando et lâchai le charbon sans regret. Il s’agissait, dans ce nouveau kommando, de creuser un canal, toujours sur les terrains de l’usine. Au début, nous eûmes l’avantage d’un travail propre et plus la tranchée du canal s’approfondissait, moins nous étions exposés à la bise glaciale. Malheureusement, la fin de l’hiver amena des chutes de neige, suivies d’éclaircies durant lesquelles le soleil de fin mars, déjà chaud, fondait neige et glace et transformait le fond de la tranchée en un cloaque de boue liquide dans lequel nous enfonçâmes d’abord jusqu’aux chevilles, puis, la température s’adoucissant encore, jusqu’aux genoux. Il fallut dès lors travailler dans l’eau avec, sur notre tête, le danger perpétuel des éboulements. Très souvent, le travail de la journée était détruit le soir. Le fameux sens pratique allemand mit huit jours à comprendre qu’il fallait étayer. Pendant trois semaines, ce travail dans l’eau se poursuivit à raison de douze heures par jour. Nos muscles, continuellement contractés pour réagir contre le froid et l’engourdissement, étaient le soir intolérablement douloureux.
— Au bout de ces trois semaines, je fus une fois encore changé de kommando et affecté à la construction de batteries de D.C.A. qui se montaient un peu partout autour de l’usine. Ce travail de terrassement nous laissa quelque temps au sec, mais les fortes pluies de printemps, succédant à la
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