Des Jours sans Fin
ces quelques secondes qui ont le plus marqué ma déportation. J’étais arrivé dans cette zone indéfinissable qui précède la mort : relâchement, effondrement, fatigue et faim insupportables, laisser-aller, refus de vivre. Autour de moi, les « vieux » – j’avais vingt-deux ans – l’avaient senti. En ce soir de Noël, rien ne me rattachait à la vie. Je me suis laissé tomber sur ma paillasse. J’ai senti contre la couverture une légère bosse. Ma main a ramené un petit paquet, bien enveloppé dans un morceau de sac à ciment. Autour de moi, chacun faisait semblant de s’occuper, de m’ignorer. C’était Noël. Et pour moi Noël ne signifiait rien. J’ai ouvert le paquet. Il contenait une ceinture étroite en cuir, avec une boucle argentée. Une ceinture à Mauthausen… alors que tous les pantalons tenaient avec une ficelle ou un ruban de toile. Je me suis redressé, je suis descendu du châlit. Je crois bien que je n’avais pas pleuré depuis dix ans. J’ai dit bêtement : « Regardez ! Regardez la ceinture ! » Personne ne s’est retourné. Je me suis assis. J’ai caressé le cuir et soudain j’ai compris que j’étais un autre homme, qu’« ils » – les vieux — l’avaient voulu ainsi. Je me suis approché du dos de Miguel, un capitaine de Barcelone. J’ai dit :
— « Merci ! Merci Miguel. À toi et aux autres. »
— Il s’est retourné :
— « Elle te plaît ? »
— Et il m’a tapé sur l’épaule. C’est stupide, je le sais, mais je suis sûr que je dois la vie à cette ceinture. Je venais de comprendre que je n’étais pas seul. Ce qui s’est passé d’autre, ce jour-là, je l’ai oublié. La ceinture a tout effacé.
1943 .
— Nous lxxix étions là, vivant dans des conditions particulièrement pénibles, au block 1 du Revier. Des gens de toutes nationalités qui pouvaient difficilement se comprendre et se fréquenter… Une nourriture plus que rationnée, puisqu’elle était destinée à des hommes « inaptes au travail » et considérés par nos chefs du moment comme des « bouches inutiles »… Des conditions d’hygiène insuffisantes dans ce block où étaient entassés pêle-mêle des malades contagieux ou non qui étaient soignés à peine, faute de médicaments et de possibilités de moyens d’action… Une discipline particulièrement dure, exercée aveuglément par des kapos sadiques qui allaient, selon leur fantaisie, jusqu’à des brutalités entraînant la mort violente de leurs victimes.
— Nous avions, comme chef de block, un grand Polonais qui avait été soldat dans l’armée allemande avec plusieurs de ses frères. Aux approches de Noël, il avait appris la mort, au front russe, du dernier de sa famille, seul survivant, jusque-là, de cette terrible guerre. Depuis deux ou trois jours, il traînait sa mélancolie d’un coin à l’autre du camp, restant des journées entières sans prononcer une parole et semblant tellement accablé qu’il en oubliait d’exercer son autorité selon les principes en vigueur ordonnés par les S.S.
— Le matin de Noël, il avait fait dresser, au centre de la baraque, un petit sapin garni avec les moyens du bord. En fin d’après-midi, on nous fit défiler un à un devant cet arbre illuminé, où, en passant, nous recevions un bout de pain supplémentaire. Inlassablement, assis à côté du sapin, sans s’inquiéter autrement de ce qui se passait autour de lui, notre chef de block jouait sur son accordéon, des vieux airs de Noël qui lui rappelaient sans doute des souvenirs de famille. Pour nous, pauvres isolés, nous vivions dans l’illusion d’un jour de fête qui faisait songer à cette soirée traditionnelle qu’on devait passer dans nos familles, malgré notre absence, ne serait-ce que pour rester fidèles, là-bas et malgré tout, aux bonnes traditions… Et une émotion bien compréhensive étreignait nos pauvres cœurs meurtris.
— Brusquement, mettant fin à ce défilé de pauvres hères, notre Polonais cesse de jouer des airs de circonstances et se dirige vers un grand fourneau qu’il avait fait chauffer à bloc. Après en avoir fait enlever la plaque qui servait de couvercle, monté sur un escabeau, devant tous ses hommes quelque peu ébahis, il laisse tomber sa matraque dans les flammes en disant :
— « Maintenant, c’est fini, plus de coups, plus de mauvais traitements, nous serons bientôt libérés pour rentrer chacun chez
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