Des Jours sans Fin
Noëls de liberté… Hélas ! quel gouffre entre le passé et le présent si dur ! Il ne restait en moi, cette nuit-là, qu’une flamme de haine consumant toute autre pensée. Et, lorsque tard, je trouvai enfin le sommeil, mes rêves furent peuplés de tableaux pantagruéliques, de victuailles fabuleuses, auxquelles rien ne manquait de ce que peut désirer un gourmand.
— À 6 heures, le lendemain matin, après une heure supplémentaire de sommeil, nous nous retrouvions devant le block, alignés les pieds dans la neige, attendant le « jus » matinal dispensateur d’un peu de chaleur après cette nuit de froid. Par cette température polaire, vêtus comme aux tropiques, de nombreux camarades tombaient et s’endormaient à jamais… Après quatre heures de station debout, l’ordre vint de nous disperser… La cuisine devint notre objectif. Nous la trouvâmes déserte et silencieuse. Nous avions compris : ne travaillant pas, nous n’avions nul besoin de nourriture. Le père Noël lui-même était impuissant devant le règlement de Mauthausen, à cette date le seul camp de mort lente du III e Reich. Cependant les droit commun ripaillaient dans leurs stubes, car eux ne manquaient de rien.
— Le deuxième jour de la fête était passé, je me couchai affamé, espérant que demain, peut-être, serait meilleur, nous apportant la traditionnelle soupe de rutabagas.
— Vers minuit un coup me réveilla, tandis qu’une voix me soufflait à l’oreille :
— « Hé ! lève-toi, il y a du pain ! »
— C’était Hans, un jeune camarade condamné pour activité subversive dans une usine, et membre de cette courageuse organisation clandestine du camp, laquelle sauva de la mort bon nombre de « politiques », y compris moi-même.
— « Sans sabots, dit-il, en me voyant les prendre. Va sur l’Appelplatz où tu verras stationner un gros camion. Antoine l’Espagnol est de garde et te donnera un pain. »
— Hans guetta par la fenêtre qui était la seule sortie pour cette expédition, mortelle en cas d’échec :
— « Sors, et attention, compris ? »
— Si j’avais compris ! Je connaissais trop bien les formes multiples sous lesquelles la mort rôdait autour de nous ! Me glissant le long des baraques, j’arrivai sur l’Appelplatz et scrutai l’ombre avec soin, avant de m’avancer vers le camion auprès duquel je distinguai Antoine faisant les cent pas dans la neige, suivant l’ordre des deux chauffeurs S.S. pressés d’aller rejoindre leurs compagnons de noce.
Insensible à la morsure du froid sur mes pieds nus, j’avançai silencieusement vers Antoine qui passa derrière le camion, souleva la bâche, en tira quelque chose de noir qu’il me tendit en me soufflant :
— « Vite, débine-toi ! »
— Serrant contre moi le précieux butin, je filai débordant d’une joie rarement ressentie. Ce seul contact, rugueux contre ma peau, faisait de moi un vainqueur sur la mort. J’allais manger ! J’en oubliais mes souffrances pour ne plus penser qu’à ma joie immense : manger ! Hans attendait derrière la fenêtre :
— « Couche-toi vite et mange le pain tout de suite », dit-il.
— « Mais…»
— Hans devina ce que j’allais dire :
— « T’en fais pas », dit-il en me poussant vers mon lit.
— Et tandis que je me couchais, je le vis qui réveillait mon compagnon de lit, un Hollandais squelettique, dont c’était maintenant le tour d’accomplir le trajet. Jamais pain ne fut dégusté avec plus de plaisir. Cette nuit-là, une cinquantaine de pains soulagèrent le camion… et la misère des plus éprouvés d’entre nous.
— Peut-être, le lendemain matin, les S.S. et les kapos remarquèrent-ils notre entrain au travail et nos figures réjouies ? Souvent, au cours de la journée, un camarade en abordait un autre avec cette simple phrase : « Le père Noël ne t’a pas abandonné ? » et le bref « Non » qui répondait contenait en lui tout ce que notre cœur pouvait encore éprouver de joie, après cette merveilleuse nuit : le « Secours Rouge » avait remplacé ce fabuleux père Noël.
— Trois mois plus tard, par une radieuse journée, cinq responsables du Secours Rouge montaient à la potence dressée sur l’Appelplatz, vendus par un mouchard allemand.
— Mais ce Noël 1941 demeurera ineffaçable en notre souvenir, et restera gravé en notre cœur à jamais.
1942.
— Je lxxviii ne sais pourquoi, mais ce sont
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