Des Jours sans Fin
entre les baraques. Là, pendant une heure, on chanta en sourdine. Un groupe de jeunes Juifs hongrois interpréta quelques airs d’une bouleversante tristesse ; des Soviétiques, des Tchèques chantèrent des œuvres de leur folklore et des refrains de partisans ; Julier Lahaut apporta la note enjouée avec une parodie un peu leste de la « Légende de Stenka Razine » ; notre petit groupe de Français dut y aller, lui aussi, de son couplet : je me rappelle que ce fut assez minable. Telle quelle, pourtant, cette heure de détente nous avait procuré à tous la diversion, le petit rayon de lumière qui était indispensable, de temps en temps, pour survivre dans la nuit concentrationnaire, que chacun de nous allait retrouver en rentrant dans son block.
— Une surprise, pourtant, m’attendait lorsque je regagnai ma paillasse : un petit paquet, enveloppé d’un bien humble papier, contenant quelques biscuits et quelques fruits secs. Le père Noël avait visité le block 2 du camp des malades : c’était le secrétaire de ce block, Jiri Hendryck, l’un des trois cents résistants tchèques qui survivaient alors sur les huit mille que les nazis avaient déportés après l’exécution de Heydrich. Il pouvait recevoir de sa famille des colis, et sa main fraternelle avait partagé entre quelques camarades le contenu de celui qui venait de lui parvenir.
— Père Noël ? Ou « témoin de la clarté vraie qui éclaire tout homme venant en ce monde » ? Lorsque j’ai revu Jiri à Prague, en avril 1967, il était l’un des secrétaires nationaux du Parti communiste.
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— Nous lxxxii étions revenus à Mauthausen venant de divers kommandos et attendant ici une nouvelle affectation. Pour nous, les « anciens », c’était particulièrement pénible de nous retrouver dans ce block, couchés « en sardines », sur de sordides paillasses jetées à même le sol où, comme à notre arrivée dans ce sinistre camp, nous devions trouver le moyen de nous serrer les uns contre les autres sous une couverture pour cinq hommes, qui ne pouvait nous préserver du froid dans cette chambre non chauffée avec moins 30° à l’extérieur… Nous avions quitté nos vêtements de travail au-dehors et nous étions simplement revêtus d’une tenue plus que réduite et bien insuffisante. Quelques jours avant Noël, nous avions été conduits aux douches et, vu le brouhaha du déshabillage toujours précipité, je n’avais pas eu le temps de ranger mes hardes dans le réduit qui nous servait de vestiaire, au seul clou que j’avais réussi à trouver disponible… Après la douche chaude qui nous avait été administrée, il fallait faire vite pour se revêtir avant le départ en colonne pour le block : on avait eu le temps « d’organiser » ma chemise et c’est avec le torse nu que j’ai été obligé de traverser la cour glaciale par une bise particulièrement mordante ce jour-là. Dès le soir, je fus pris de fièvre et une toux caverneuse m’empêchait de trouver le sommeil dans le froid.
— Un camarade allemand, portant le triangle caractéristique de ceux qui avaient refusé de faire la guerre d’Hitler et qui, pour ce fait d’insoumission, étaient, comme nous, au régime du camp de concentration, s’est rendu compte de mon état fiévreux et de mon dénuement. Comme il était responsable de la distribution parcimonieuse des couvertures, il est venu vers moi, dès le couvre-feu, m’en a jeté une supplémentaire en me disant : « Tu me la remettras demain avant le réveil et chaque soir je te la repasserai pour que tu aies plus chaud la nuit…» Je ne connaissais pas autrement cet homme qui, par son geste de solidarité, m’a aidé à ne pas risquer une pneumonie pouvant m’être fatale…
— Le jour de Noël, on avait garni la baraque de guirlandes en papier de couleurs et, vers le soir, nous avions été autorisés à nous réunir pour chanter ensemble et nous présenter réciproquement nos vœux. Je me suis approché de cet Allemand inconnu pour moi et, me souvenant de ce qu’il avait fait ces derniers soirs, je l’ai embrassé de tout mon cœur en lui disant : « Mon frère, je te remercie et te souhaite un bon Noël en attendant que tu puisses, comme moi, en connaître de meilleurs après notre délivrance et notre retour dans nos foyers…»
— Noël 1943 me laisse le souvenir d’un premier espoir de LIBERTÉ.
— Noël 1944, celui d’un geste de sympathie inspiré
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