Dieu et nous seuls pouvons
trois bonnes
livres d’exonge de sorcière certifiée datant du Premier et du Deuxième !
Pour en avoir fabriqué durant les
cours de travaux pratiques, Saturnin savait que son grand-père utilisait en
fait de la graisse de mouton qu’il aromatisait selon son humeur.
Il embrassa Hippolyte sur les deux
joues. Celui-ci relissa aussitôt ses moustaches et sa belle barbe à deux
pointes. Il portait sur sa chemise à jabot de dentelle anglaise son habituelle
redingote vert eau à col de velours grenat ; ses jambes, moulées dans une
culotte de cheval brune, s’enfonçaient dans des bottes noires à bout carré.
— Léon ne vient pas ?
— Il a dit qu’il passerait en
revenant du moulin.
Laissant les adultes à leur affaire,
Saturnin prit l’un des nombreux journaux traînant en bout de table et alla
s’asseoir sur le banc-coffre près de la fenêtre, face à l’arbre généalogique de
la famille et à la galerie des ancêtres. Quelque temps plus tôt, son grand-père
avait ajouté sous chaque tableau la lettre de provision frappée du sceau
baronnial correspondant qu’il avait fait encadrer.
Comme à l’école communale où
l’instituteur les contraignait à réciter la liste des départements et le nom
des préfectures et sous-préfectures, Hippolyte lui avait fait apprendre par
cœur la généalogie de ses ancêtres (« Mourir n’est rien, Saturnin, c’est
être oublié qui est terrible »). La première, bien sûr, était celle de
Justinien Premier et de Griffu, son loup gris, le lointain ancêtre du Griffu
d’aujourd’hui, bâtard de mosti et de loup.
Né en 1663, commissionné à vingt ans, en 1683, marié à
vingt-neuf ans avec Guillaumette Pradel, en 1692. Retraité à soixante-treize
ans, en 1736, en faveur de son fils aîné, Justinien. Décède en son oustal à
l’âge de quatre-vingt-douze ans, en 1755,
se répétait machinalement le gamin.
Justinien et le Vengeur, à égalité, étaient de loin ses préférés. Le premier
pour l’ensemble de son aventureuse et passionnante existence, le second pour
son extraordinaire fertilité inventive.
Justinien III, dit le Vengeur du peuple, est né à
l’oustal en 1732. Assistant de son père à quinze ans, il devient exécuteur-chef
à l’âge de trente et un ans. Le Vengeur se marie huit ans plus tard avec
Pauline Plagnes, fille de Basile Plagnes, son valet d’échafaud de première
classe. Il prend sa retraite à soixante et onze ans en faveur de son fils aîné,
Justinien IV. Le Vengeur meurt de peur un soir de veillée, après qu’une
châtaigne que Pauline avait mise à griller en oubliant de la percer eut explosé
dans la poêle.
*
Saturnin lisait lorsque le nom de
son oncle Léon revint à plusieurs reprises dans la conversation de son
grand-père et de Calzins, le distrayant de sa lecture. Il tendit l’oreille.
— Je n’ignore point, monsieur
Calzins, que s’il ne tenait qu’à mon renégat de fils et à sa mégère, plus rien
n’existerait ici. Plus rien du tout ! Il me l’a dit lui-même. Depuis,
faites excuse, mais j’ouvre l’œil et je leur réserve de bien mauvais réveils
accompagnés de terribles migraines.
Hippolyte but une gorgée d’eau avant
de poursuivre sur un ton moqueur :
— Savez-vous combien ce
couillon a dépensé pour se faire appeler Trouvé ? Plus de cinq mille
francs-or ! Comme s’il suffisait de changer l’enseigne de sa boutique pour
que les gens oublient le préjugé. Je peux difficilement croire qu’il soit
devenu si naïf. Tous mes billots au feu que c’est Hortense qui le manipule.
Il croqua quelques radis en
grommelant :
— Ma mère me disait
toujours : « Si l’un de nous embrasse un autre état, il nous
méprisera tôt ou tard. »
Le vieux notaire hocha la tête,
l’air faussement concerné. Même Saturnin devinait qu’il avait hâte de partir.
Il n’osait venir en personne chercher son exonge que depuis qu’il était à la
retraite. Auparavant, il déléguait un domestique.
— Eh bien, à plus tard,
monsieur Pibrac, je compte sur vous pour ma petite commande. Il me la faudrait
avant l’Ascension et je…
— Un instant, monsieur Calzins,
l’interrompit Hippolyte en levant sa main où manquaient trois phalanges.
Souffrez d’apprendre avant de partir que je n’accepte pas l’avis défavorable
opposé par le conseil municipal à ma requête de classement historique. Je vais
donc redéposer ma demande et exiger un nouveau vote.
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