Dieu et nous seuls pouvons
eussent osé boire leur tisane dans de telles raretés.
— Vous ne m’avez toujours pas
dit comment l’office d’exécuteur (il appuya sur le mot avec un petit sourire) a
enrichi votre famille ? Mais peut-être suis-je indiscret ?
Hippolyte eut un geste vers les
louches de bois qui l’avaient intrigué la veille, lors de sa première visite.
— Que non pas, c’est tout
naturel. C’est le droit de havage qui nous a enrichis, et c’est une bonne
gestion des bénéfices qui nous a permis de le demeurer. La tradition nous apprend à être consciencieux dans nos investissements. C’est pour ça que,
contrairement à beaucoup d’autres familles, nous n’avons pas été touchés
financièrement par le décret Crémieux nous condamnant au chômage à perpétuité.
— Pourquoi me désignez-vous ces
louches ? Qu’ont-elles à voir dans votre histoire ?
— Ce sont des louches de havée.
La plus ancienne est celle en forme de main de géant. Elle a appartenu au
Premier qui l’a fait sculpter après que les bourgeois eurent pétitionné auprès
du baron pour qu’il n’utilise plus sa main pour les prélèvements : ils la
jugeaient trop impure. Comme aucune dimension n’avait été fixée, il la fit
faire de cette taille. A l’exception des commerçants et des artisans concernés
par l’impôt, tout le monde a ri, même le baron. Et quand ils se sont plaints de
nouveau, il les a envoyés paître… En fait, quand le Premier a pris sa retraite,
il était déjà fort riche.
— A propos de cet ancêtre
fondateur, que faisait-il avant de devenir le premier exécuteur de votre
lignée ? Qui étaient ses parents ? Pibrac n’est-il pas un patronyme
de la Haute-Garonne ?
L’avocat avait choisi un ton
soigneusement détaché pour poser la question qui brûlait ses lèvres depuis son
arrivée. « Touché ! » se dit-il quand Hippolyte déroba son
regard pour répondre d’une voix tranchante :
— Les antécédents n’ont aucune
importance. Notre histoire commence avec Justinien Pibrac le Premier.
Malzac haussa les épaules avec
fatalisme.
— Fort bien, monsieur Pibrac,
fort bien.
Lorsque le cartel sonna 21 heures,
Hippolyte souhaita la bonne nuit à son invité et s’en alla dans le
bureau-bibliothèque sacrifier au rituel du journal.
Casimir enflamma les bougies d’un
chandelier représentant Hercule soutenant à bout de bras les deux bobèches et
lui fit signe de le suivre dans une chambre située dans la tour sud où
l’attendait un lit à colonnades. La pièce aux murs nus était chauffée par un
brasero de bronze.
Avant de le laisser seul, Casimir
lui signala la présence derrière le paravent d’un tabouret d’aisances et d’un
lavabo en acajou.
*
Le cartel du salon carillonna 2
heures.
Protégeant de sa paume les flammes
des bougies, Malzac se faufila le cœur battant dans l’escalier menant au
bureau-bibliothèque. S’il évaluait l’audace de son acte, il savait aussi qu’une
pareille occasion ne se représenterait pas de sitôt. Retenant son souffle, il
ouvrit lentement la porte qu’il referma derrière lui avec mille
précautions : il avait souvent entendu dire que les vieillards ont le
sommeil léger. Sans parler du molosse au mufle d’ours qui ne devait dormir que
d’un œil.
Posant le chandelier au pied de
l’armoire aux Mémoires, il l’ouvrit en se pétrifiant au moindre craquement. Il
flottait dans la pièce des effluves de tabac froid et de mélisse.
Malzac prit le premier volume
habillé d’une belle reliure de maroquin fauve élimée par l’usage, rehaussée de
pièces d’armes dans les angles. Le dos du manuscrit était orné du blason des
Pibrac et le fermoir en or ciselé aux chiffres JP entrelacés n’était pas fermé
à clef. Malzac l’ouvrit et l’approcha des bougies pour mieux lire la première
page.
— Bon Dieu ! jura-t-il dès
les premières lignes. Si je m’attendais à ça !
Quelque chose de dur heurta sa tête,
il perdit connaissance.
Quand il rouvrit les yeux, il était
couché au fond de son véhicule de location. Il faisait toujours nuit noire, le
vent soufflait par rafales et la pluie tambourinait sur la capote. Indifférent
au mauvais temps, le cheval broutait l’herbe entre les brancards. Non loin de
là se profilaient le mur et les pertuisanes de l’oustal.
— Ils m’ont jeté dehors,
constata-t-il en palpant avec un gémissement son crâne meurtri.
Trop captivé par sa lecture, il
n’avait
Weitere Kostenlose Bücher