Dieu et nous seuls pouvons
« Cent
rancunes. »
— Où veut-il en venir cette
fois ?
— Qui va prendre au sérieux une
telle invitation ? Un musée de bourreaux, je te le demande, non mais
enfin ! Personne ne viendra et il le sait. Il sait aussi que la postière
racontera tout à tout le monde. Il fait ça pour nous persécuter. Ignorons-le,
pour une fois.
*
Comme l’avait prédit la boulangère,
personne à Bellerocaille ne prit les cartes postales au sérieux. Elles furent
interprétées comme une déplorable provocation de plus et chacun s’efforça de
les oublier. Mais ce que Léon ignorait encore, c’était qu’Hippolyte avait
également invité la totalité des anciens exécuteurs départementaux, leurs
familles et leurs valets. Étaient aussi conviés à la fête des exécuteurs
étrangers, tels le célèbre hangman de Londres (Hippolyte lui donnait du « old
chap »), le garrotteur de Madrid (« Hola caballero, qué
tal ? »), les exécuteurs de Turin, Milan et Rome (« cari
amici »), les Scharfrichter de Munich, Linz et Berlin (« lieber Kollege »), celui de Bruxelles (« cher
confrère, une fois »), celui de Lisbonne (« meu
compadre »), celui de Tokyo (« Konnichi wa, Isseyeke
san ») et même celui de Djedda, en Arabie Saoudite, un virtuose du
cimeterre et de la lapidation (« Salamalékoum, Hadj Abdoul »).
Ces invitations furent prudemment
expédiées de la poste de Racleterre, ce qui explique la totale surprise des
Beaucalloussiens quand plus de la moitié des bourreaux à la retraite
répondirent à l’invitation et commencèrent à débarquer dans la ville,
individuellement ou par petits groupes.
Les premiers à arriver étaient dans
trois voitures de louage. Il s’agissait des exécuteurs de Pau, Tarbes et Auch,
accompagnés de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs valets et des familles
de leurs valets. Au total, seize personnes qui occupèrent le premier étage d’Au
bien nourri.
Le train de 10 heures déposa sur le
quai les familles de Nice, Sisteron, Draguignan et Brignoles qui occupèrent le
second étage de l’auberge. Bien qu’enchanté que son établissement se remplisse,
le gérant jugea cependant curieuse cette affluence hors saison. Et puis quelque
chose dans l’aspect de ces clients le troublait.
Les familles de Marseille et Toulon,
qui s’étaient retrouvées à Montpellier avec celles de Carcassonne, Béziers et
Bordeaux, arrivèrent en début de relevée dans quatre diligences affrétées aux
messageries Cabrel de Rodez. Pendant que les femmes se dirigeaient en priorité
vers l’église Saint-Laurent avec leurs enfants pour remercier le Seigneur
d’être arrivées saines et sauves en dépit des chemins infernaux, les hommes
entrèrent se rafraîchir dans la salle du Croquenbouche.
— Quézaco ? s’interrogèrent les habitués devant cette invasion de vieillards (le
benjamin avait soixante-cinq ans) strictement vêtus de sombre et desquels se
dégageait une étrange tension. Ce fut en prenant leur commande que le garçon
vit que certains étaient armés. Il prévint son patron qui se rendit à la
gendarmerie.
— Vous êtes sûr que ce sont des
armes ? s’émut le commandant Calmejane.
— Et ils ne les cachent pas. Le
plus biscornu, mon commandant, c’est qu’ils ont tous dépassé la soixantaine… On
dirait comme une association. Mais de quoi ? Vous en trouverez aussi Au
bien nourri.
Le gendarme prit deux hommes et se
rendit au Croquenbouche. En chemin, il croisa la patache de Rodez qui déposa
devant les messageries un trio d’inconnus aux mines suspectes, vêtus à
l’ancienne mode. Le plus jeune était octogénaire et exhibait un lagrese à la
crosse ouvragée. Cette fois, plus de doute, il se passait quelque chose
d’anormal et il était urgent de savoir quoi. Calmejane marcha vers les trois
vieillards qui surveillaient le déchargement de leurs bagages et réclama leurs
armes.
— Ma doué ! Et en vertu de
quoi ? s’indigna l’un d’eux avec un fort accent breton.
— En vertu de l’interdiction de
porter des armes sans autorisation.
— Alors pourquoi ne pas nous
avoir demandé d’abord si nous en possédions une ? répliqua sèchement
Cyprien Gloannec, l’ancien exécuteur de Brest, qui venait de faire le long
voyage en compagnie de ses valets d’échafaud.
Le commandant examina leurs permis,
lut leur profession : « rentier » puis les leur restitua.
— Nous n’avons pas l’habitude
de voir des
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