Dieu et nous seuls pouvons
découvrit
l’étendue du désastre : tous les arbres du petit bois étaient morts sur
pied : devant une pareille aubaine, des montagnols les débitaient en
fagots à la vitesse d’une termitière affamée.
Un examen approfondi révéla qu’il
manquait un mètre d’écorce sur chaque tronc. Quelqu’un avait littéralement
assassiné le bois Vergogne.
— Ceux qui ont fait ça ont
utilisé une technique moyenâgeuse pour cultiver une forêt sans avoir à la
désoucher, expliqua l’instituteur. On tue les arbres en les écorçant de cette
façon. Les feuilles tombent et ne repoussent plus. Le soleil peut ainsi
atteindre le sol qui est alors cultivé.
Barthélémy Boutefeux, le maire,
ordonna une enquête. Le commandant Calmejane arrêta quelques montagnols qu’il
dut relâcher, faute de preuves. La municipalité fit planter aux coins du bois
des panneaux interdisant la coupe sous peine d’amende, mais ceux-ci disparurent
la nuit suivante.
Bien que personne n’osât les accuser
ouvertement, le nom de Pibrac était sur toutes les lèvres, même si leurs
motivations restaient obscures. La municipalité ne remplaça pas les panneaux.
Les montagnols réapparurent et, à la Toussaint, le bois Vergogne avait
pratiquement disparu. Désormais, on voyait distinctement le dolmen et l’oustal
de Bellerocaille, de la haute comme de la basse ville. C’est alors qu’Hippolyte
fit laquer en rouge l’oustal et ses tours et repeindre à la feuille d’or toutes
les pertuisanes du mur d’enceinte. Plus de trois cents, rachetées par le
Deuxième à la milice qui les avait réformées.
Ces innovations agirent sur l’esprit
des honnêtes gens comme une muleta sur celui du taureau. Sur une initiative de
Guy Calzins, l’adjoint au maire, une pétition circula pour que cessent ces
provocations. Elle recueillit plus de trois mille cinq cents signatures, dont
celles de Léon et Hortense Trouvé, boulangers-pâtissiers. On y joignit une
lettre à l’en-tête de la mairie dans laquelle on sommait Hippolyte de rendre à
l’oustal sa couleur originelle, oustal qui, y lisait-on, « dénaturait le
paysage » et se dressait tel un « furoncle sur le nez de notre belle
cité ».
Le lendemain, Casimir déposait à la
mairie une enveloppe contenant la copie manuscrite d’une charte datant de 1683
et spécifiant que le domicile de l’exécuteur, de même que ses vêtements, se
devait d’être couleur « sang de bœuf ». Pibrac avait ajouté en
conclusion : « Cette charte n’ayant pas été abrogée, la couleur
actuelle de l’oustal Pibrac est parfaitement conforme à la
réglementation. »
*
Alphonse Puech développait les
photos du baptême de la fille du banquier Duvalier quand la clochette de
l’entrée annonça un client.
— J’arrive dans un instant,
prévint-il à travers la cloison.
Bien que natif de Bellerocaille,
trente ans plus tôt, Puech était considéré comme un « émigré » sous
prétexte que ses parents étaient originaires de Réquista, un gros bourg plus
proche d’Albi que de Rodez. Seul photographe de la ville, Alphonse Puech était
l’auteur des quatre cartes postales existantes de Bellerocaille : une vue
générale, une de l’église Saint-Laurent du XIII e siècle le jour de
la procession, une vue du château médiéval et une de la place du Trou et de
l’hôtel de ville du XV e siècle.
Il fut surpris de trouver au centre
de son studio l’ancien bourreau et son inséparable valet aux allures si
patibulaires. C’était la première fois qu’il les voyait de si près. Quelque
chose d’étrange semblait flotter autour d’eux.
— Messieurs ?
Il retint de justesse son machinal
« Je suis à vous ».
— Monsieur le photographe, je
viens de transformer mon oustal en musée. Je voudrais que vous le
photographiiez et que vous me fabriquiez disons cinq mille cartes postales.
— Cinq mille !
— Pour commencer… N’est-ce
point suffisant ?
— Bien au contraire, c’est
beaucoup.
— Combien de temps vous
faut-il ?
Sur les centaines de ragots qui
couraient depuis toujours sur les Pibrac, un seul était une réalité
certaine : les Pibrac étaient solvables.
— Une centaine de jours minimum
à partir du moment où les clichés seront faits.
— Bigre, c’est longuet !
J’avais escompté la Saint-Gilles au pire.
— Un mois ! C’est
impossible, monsieur Pibrac. Je dois colorier chaque carte postale à la main.
C’est délicat et
Weitere Kostenlose Bücher