Dieu et nous seuls pouvons
prévision de son départ, celui-ci
avait consacré les derniers mois à le préparer à affronter la capitale comme on
entraîne un militaire à affronter l’ennemi : « Procède de façon
rationnelle, par analyse. Sois critique, déductif, inductif. Ne suis que ta
logique. Et ta première réaction devant un fait nouveau ou quelqu’un de nouveau
doit être une interrogation : de quoi s’agit-il ? »
Les cris, les gens pressés, les
bousculades jusqu’à la sortie, le vacarme de la rue lui plurent. Il se sentait
anonyme et découvrait que c’était agréable. Personne ici ne leur prêtait
attention, personne ne se signait en rasant les murs comme lorsqu’il allait en
ville avec son grand-père.
— Oh, c’est une Darracq !
s’exclama-t-il quand Anatole lui dit de mettre ses bagages à l’arrière d’une
automobile garée devant la gare.
— Tu connais ? s’étonna
l’exécuteur.
— Grand-père est abonné à L’Illustration. J’ai lu dedans que le constructeur allait faire des
voitures en série pour les vendre moins cher.
— Eh bien, il les a faites. Et
depuis lors beaucoup d’autres constructeurs l’imitent.
Troquant son melon contre une
casquette de marin, Anatole s’assit derrière le volant tandis qu’Yvon tournait
la manivelle avec énergie.
Saturnin avait déjà vu des voitures
(Bellerocaille en comptait quatre), mais c’était la première fois qu’il montait
dans l’une d’elles.
Ils traversèrent la Seine sur un
grand pont et longèrent les quais. Le jeune Aveyronnais fut impressionné par le
nombre de becs de gaz qui jalonnaient les rues et avenues. Anatole lui signala
la place de Grève où avaient lieu jadis les supplices, la place de la Concorde
où avait officié le grand Charles Henri Sanson…
Les Deibler vivaient à Auteuil, non
loin des fortifications, au fond d’une impasse donnant sur un pavillon aux
allures de chalet suisse entouré d’un jardinet qui aurait tenu dans la grange
de l’oustal. Un acacia poussait à côté de l’entrée barrée par une grille sur
laquelle était suspendue une pancarte : On ne reçoit personne.
— C’est pour les journalistes,
l’avertit Anatole. Souvent, ils viennent rôder par ici, leur culot est
phénoménal… A ce propos, souviens-toi qu’il ne faut jamais leur parler.
— Bien, monsieur. Grand-père
non plus ne les porte pas dans son cœur, ils ont tellement écrit d’âneries sur
nous !
— Appelle-moi patron, je
préfère.
— Bien, patron.
Yvon ouvrit la grille. Ils
traversèrent l’étroit jardin, gravirent les marches d’un perron vitré et
entrèrent dans la villa.
Assises dans un salon en style
Dufayel, Rosalie et une voisine devisaient en buvant du thé. Sur le tapis, une
fillette jouait avec une tortue. Près de la fenêtre, un couple de canaris
faisait de la balançoire.
— Bonjour, madame.
Rosalie se leva, elle aussi surprise
par sa métamorphose.
— Comme tu as forci ! Je
me rappelle que tu n’étais pas plus haut que ça.
Il serra la main à la voisine et
sourit à la fillette qui se prénommait Marcelle.
— Je vais te montrer ta chambre,
dit Rosalie en l’invitant à la suivre dans un escalier conduisant au premier
étage.
Saturnin entra dans une petite pièce
meublée d’un petit lit, d’une petite chaise et d’une armoire vaste comme un
petit tiroir. Une minuscule fenêtre donnait sur l’arrière du jardinet.
— Alors, elle te plaît ?
— Elle est petite.
Toute affabilité disparut du visage
poudré de son hôtesse.
— Petite ? Comment ça,
petite ?
— Pour une chambre, c’est
petit. Notre souillarde est plus grande…
Parisienne de naissance, Rosalie
avait été élevée chez les sœurs. Fille de mécanicien, elle était fière de son
ascension sociale qu’elle évaluait en comparant les revenus de son père à ceux
de son mari. Ce dernier gagnait dix fois plus. Cette villa était son choix et
elle l’avait bichonnée comme elle bichonnait sa fille unique. Ainsi, toute
critique était mal venue. En fait, personne encore n’avait osé. Pourtant, le
ton dénué d’insolence du jeune homme l’incita à ne point se fâcher.
— Il faudra pourtant que tu
t’en contentes. Voilà, installe-toi et viens nous rejoindre en bas.
Elle allait se retirer lorsque
Saturnin la rappela.
— Madame Deibler, mon
grand-père m’a dit de vous confier mon argent de poche. Il a dit aussi que si
je vous occasionnais la moindre dépense, vous n’auriez
Weitere Kostenlose Bücher