Dieu et nous seuls pouvons
d’offices de savonnette à vilains. Mais
pour réaliser son plan, Maître Beaulouis devait d’abord trouver un moyen de
soustraire Justinien à la chaîne du capitaine Cabrel.
*
Justinien achevait un billet
complimentant une jeune mère de Sentenac dont les couches s’étaient
heureusement déroulées quand les guichetiers apportèrent la soupe du soir.
Pendant que les sols du Roi lapaient
leur brouet à la grimace, Justinien hésitait entre un poisson du Dourdou au
fromage et des filets de mouton aux morilles. Il opta pour le poisson.
— Tu féliciteras Dame
Beaulouis, elle s’est surpassée, dit-il, la bouche pleine, à Bredin qui lui
versait du vin interdit de Marcillac (à la demande de la corporation des
pinardiers, le baron Raoul avait proscrit la vente de vin étranger à la
baronnie tant que la récolte locale n’était pas écoulée).
— J’dirai point pareil de la
soupe, railla un faux-saunier récemment condamné aux galères à vie.
Tous s’esclaffèrent, à l’exception
de Baldo et Vitou qui louchaient avec envie sur le plateau de leur pire
cauchemar.
— Gaussez-vous, gaussez-vous,
crapaudaille ! On verra demain quand vous tâterez celle du capitaine
Cabrel.
La nouvelle les décharma net. Tous
fixèrent Bredin comme on regarde un incendie ou une inondation.
— La chaîne arrive ?
parvint à articuler Justinien, la gorge serrée.
— Elle est à Gabriac et sera
ici demain dans la matinée.
Baldo s’anima sur sa litière.
— Finis les privilèges, nez de
bois ! grinça-t-il de sa nouvelle voix depuis que Bredin lui avait brisé
les dents du devant.
L’heure des comptes est proche.
Demain, tu n’as plus tes Verrous humains pour te protéger.
— Tu veux que je le
cogne ? proposa le guichetier.
— Non, laisse, répondit
Justinien.
Il appréhendait beaucoup cette
longue marche jusqu’à Marseille. Peut-être trouverait-il un moyen de s’évader
durant le parcours ? Quand il voulut reprendre son repas, il découvrit
qu’il n’avait plus faim. Mais alors plus du tout.
*
Justinien dormait d’un sommeil agité
lorsqu’une violente douleur à la jambe gauche l’éveilla en sursaut. Il cria. On
venait de lui briser le tibia. Le cachot étant plongé dans l’obscurité, il ne
vit rien et crut que Baldo et Vitou étaient parvenus à démaniller leurs fers
quand le bruit de la trappe se refermant au-dessus de lui l’édifia sur
l’identité de ses agresseurs.
*
Le premier à voir la chaîne fut le
guetteur de la courtine ouest. Sortant de son échauguette, il lança au sergent
dans la cour :
— La chaîne fait son tour aux
Quatre-Chemins. Prévenez le Verrou humain !
A l’exception peut-être des
processions religieuses de Pâques, aucun spectacle ne fascinait davantage.
Toute activité se pétrifiait à son passage, les charrettes se rangeaient, les
passants s’immobilisaient, les boutiquiers apparaissaient sur le seuil de leur
échoppe, les commères à leur fenêtre ; même les enfants se changeaient en
statues de sel : tous n’avaient d’yeux que pour la lugubre théorie
d’hommes harassés et enchaînés deux par deux par le cou à une longue chaîne
centrale rappelant l’arête d’un fantastique poisson.
Crânes rasés, casaqués de rouge, ils
avançaient au centre du chemin, surveillés par des gardes armés de pertuisanes.
A leur tête, droit comme un épieu, chevauchait sur un roussin gris de poussière
le maître de la chaîne, le capitaine Auguste de Cabrel, un Gascon ombrageux,
ancien officier comité sur la galère Mazarine reconverti dans le
transport en commun. En fin de colonne, tirés par de puissants bœufs de
l’Aubrac, cinq chariots bâchés transportaient l’arroi indispensable à la bonne
marche de l’entreprise.
Gérer une telle affaire nécessitait
une rigoureuse organisation. Pour obtenir la concession du secrétariat de la
Marine, le capitaine avait investi mille cent livres en chaînes, colliers,
manilles, bêtes de trait, ustensiles de flétrissure, ajoutées à l’embauche de
douze estafiers pour la surveillance, d’un forgeron, d’un bouvier, d’un coq et
d’un valet de gamelles.
La chaîne franchit le Pont-Vieux et
pénétra dans la ville basse par la porte ouest, remontant la rue du Paparel
jusqu’à la tour-prison. Maître Beaulouis et ses fils attendaient dans la
basse-cour. Leurs prisonniers étaient alignés le long du mur d’enceinte et
offraient un piteux spectacle.
Weitere Kostenlose Bücher