Dieu et nous seuls pouvons
Après plusieurs semaines de pénombre, ils
avaient un teint de craie et leurs yeux supportaient mal la vive lumière du
soleil. Un peu en retrait, allongé sur le dos à même les pavés, Justinien
grelottait de fièvre.
Les portes s’ouvrirent, le capitaine
Cabrel entra. Le maître de chaîne et le geôlier se saluèrent froidement. Ils se
détestaient depuis que Maître Beaulouis battait son monopole en brèche en lui
livrant des prisonniers déjà flétris. Ce manque à gagner et surtout ce mauvais
exemple pour les autres geôliers avaient déterminé le capitaine Cabrel à
traduire Beaulouis devant la justice seigneuriale. Mais le juge Cressayet
l’avait débouté en tranchant en faveur du Verrou humain.
Il inspecta soigneusement chaque
détenu avant de signer sa décharge. Il recevait du trésorier des galères de la
flotte du Levant la somme forfaitaire de vingt-cinq livres par galérien délivré
vivant à Marseille. Cette somme devait couvrir la totalité des frais du
voyage : l’entretien des forçats, la solde de l’escorte, celle du
personnel, le fourrage des animaux, les innombrables droits de péage aux ponts,
aux bacs, aux frontières de chaque fief, aux portes des bourgs et des villages,
plus les faux frais et les imprévus étaient à sa charge. Le reliquat
constituait son bénéfice. On conçoit donc que le capitaine Cabrel ait été
enclin à limiter ses dépenses au strict minimum. Pour ce faire, il n’hésitait
pas à étirer les étapes, à diminuer les rations et à n’engager qu’une escorte
réduite, compensant le manque de gardes en faisant régner une grande terreur
chez ses prisonniers.
En cas de retard ou si des évasions
se produisaient durant le trajet, la charte le liant à l’administration royale
prévoyait des amendes. Seul un voyage sans histoires garantissait un fructueux
bénéfice. Il était donc exclu que Cabrel accepte un forçat susceptible de
compromettre sa marge bénéficiaire en ralentissant la marche ou, pis, en
mourant d’épuisement au bout de quelques jours, occasionnant des frais non
remboursables.
Justinien hurla quand il manipula
sans douceur sa jambe brisée. Son cri chassa tous les oiseaux perchés sur les
toits.
— Comment est-ce arrivé ?
demanda-t-il d’un ton soupçonneux.
— Il a glissé, répondit
sèchement Beaulouis.
Ils se défièrent un instant du
regard, puis le maître de chaîne biffa Justinien de sa liste.
— Je le prendrai la prochaine
fois. C’est dommage car il est jeune et bien fait.
Avant de passer au suivant, il
vérifia que le nez de bois ne dissimulait pas un bubon de lèpre.
Tous les autres furent acceptés.
Bredin, Jacquot et Lucien récupérèrent leurs chaînes avant de remettre les
prisonniers aux hommes de Cabrel. Profitant de ce qu’il passait devant lui,
Baldo flanqua un vicieux coup de pied dans la jambe de Justinien qui
s’évanouit.
Sitôt la chaîne partie et les portes
refermées, Beaulouis transporta le jeune homme dans l’une des cellules de la
tour en ordonnant qu’on aille chercher Le Clapec, un fabricant de clous qui
comme la plupart de ceux qui manipulaient le feu était un peu rebouteux.
L’homme réduisit habilement la fracture et apaisa la fièvre en lui faisant
boire des tisanes amères qu’il adoucissait avec du miel.
*
Justinien était jeune, son tibia se
ressouda vite.
Logé au sec, bien nourri, il n’était
plus enchaîné et s’acquittait de sa pension en écrivant des lettres, des
mémoires de frais, des requêtes, des suppliques, des placets, des billets doux.
Quand il n’écrivait pas, il aimait s’accouder à l’une des archères et rêvasser
en laissant plonger son regard par-dessus les toits de lauze, les murailles de
grès rose, la rivière et son vieux pont, et puis le grand dolmen tout là-bas,
reconnaissable malgré la distance au centre du carrefour par où il était
arrivé, trois mois plus tôt, loin de se douter.
Un jour il verrait la chaîne
apparaître et ce serait la fin d’une existence qui débutait à peine. A moins
qu’entre-temps son Verrou humain trouvât une solution (qui ne serait pas de lui
briser quelque chose d’autre). Ou qu’il s’évadât.
*
Le mois des moissons battait son
plein lorsque les mouches à miel des ruchers longeant la rivière furent saisies
de l’irrésistible désir de massacrer tous les mâles. Quelques jours plus tard,
Pierre Galine commettait ce qui dans les annales judiciaires du Rouergue
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