Dieu et nous seuls pouvons
du fondateur. Trop
éloigné pour dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme, il avait vu le
cavalier (ou la cavalière) hésiter, revenir sur ses pas, soulever le bambin
hors du panier comme pour un ultime adieu et lui croquer le nez d’un sec coup
de dents. Remontant en selle, il (elle) piqua des deux sur la route de
Racleterre.
L’abbé posa ses mains sur ses
épaules.
— Écoute-moi, Justinien, les
voies du Seigneur sont impénétrables. Lui seul sait. Un jour peut-être t’éclairera-t-Il,
mais dans l’immédiat, tu dois te débourrer l’esprit à l’école. N’oublie pas que
si tu ne sais pas lire, écrire et compter correctement, même moi, je ne pourrai
pas te faire entrer au séminaire. Et ce serait une grande pitié car considérant
la fragilité de notre nature mortelle et la sévérité du Jugement dernier, la
grande affaire de tout chrétien n’est-elle pas d’assurer son salut
éternel ? Crois-moi, mon enfant, consacrer ton existence à Dieu est la
voie la plus courte pour assurer ton salut individuel. Va maintenant, retourne
en classe, présente tes excuses au régent et fais-moi honneur !
Justinien s’en fut, inquiet pour son
avenir, peu enclin à servir un Dieu capable de laisser couper le nez à un pur
innocent sans intervenir. Qui d’autre l’aurait-il pu ? Il en conclut que,
pour d’obscures raisons, Dieu ne l’aimait pas et décida d’être sur ses gardes.
Il désobéit à son parrain et ne retourna pas à l’école, préférant passer la
journée assis au bord de la rivière, en compagnie d’un gros sentiment
d’injustice.
Le lendemain comme les jours
suivants, il resta chez lui à écouter les mille et une aventures marines de
Martin Coutouly et de son inséparable compagnon, Jules Pibrac.
Un jour, Martin le surprit occupé à
appliquer sur ses cicatrices un onguent grisâtre dégageant une méchante odeur
de fiente de poule. Selon le pied poudreux qui le lui avait vendu, cet onguent
était capable de faire repousser « n’importe quoi, comme repousse un ongle
arraché ou une chevelure coupée ».
Le colporteur certifiait sur la tête
des douze apôtres qu’il détenait le secret de la composition de la bouche même
d’un vieux lézard avisé.
— Ils utilisent le même
lorsqu’il leur arrive de perdre leur queue.
— Vous parlez leur
patois ? s’était ébaudi le gamin.
— Couramment, pitchoun. Écoute.
L’homme avait alors poussé quelques
sifflements rappelant les sons émis par papa Martin lorsqu’il expulsait un
débris d’aliment coincé entre ses dents.
— Et ça veut dire quoi ?
— Ça veut dire : si
quelqu’un à Roumégoux a besoin de cet onguent, c’est bien toi.
— Où as-tu trouvé de quoi
payer ? le questionna son père adoptif.
Justinien rougit en baissant son
regard sur ses pieds nus. Il avait donné ses sabots.
— Ahi ! grimaça le vieil
homme, c’est qu’ils étaient neufs ! Tu vas te faire houspiller par
Éponine.
Martin eut alors l’idée qui allait
transformer l’existence du garçon. Choisissant du tilleul, un bois aisé à
travailler, il tailla dedans un nez, gâchant trois morceaux avant d’être
satisfait.
Assis face à la cheminée éteinte,
Justinien aidait Éponine à écosser un sac de haricots quand il lui montra le
nez de bois. Les yeux du gosse s’illuminèrent et son sourire fit chaud au cœur
du vieux marin.
— Comment il peut tenir ?
— Je vais te montrer. Mais
d’abord essaye-le, pour les retouches. Et enlève-moi cette cagade qui ne sert à
rien si ce n’est à puer comme une chaise percée.
A petits coups de pouce sur la lame,
Martin rectifia une aspérité, adoucit une courbe, agrandit légèrement une
narine. Il perça ensuite un petit trou dans chacune des ailes et fit passer à
l’intérieur un lacet de cuir qu’il noua sur la nuque du gamin émerveillé.
Bondissant jusqu’au puits, Justinien
avait rempli un seau d’eau pour s’y mirer, de face, de profil, de trois quarts…
Oh, bien sûr, ce n’était qu’un nez de bois qui ne trompait personne, mais
c’était tellement mieux que cette cavité rosâtre aux bords déchiquetés
qui engluait tous les regards.
Le lendemain, Justinien se
présentait à l’école. Le moment de grosse surprise passé, toute la classe, le
régent compris, fit cercle autour de lui.
— Il est drôlement bien fait.
— Aoï ! Regardez, il y a
même des trous dans les narines…
— C’est normal, sinon
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