Dieu et nous seuls pouvons
l’absence de ce
dernier fut inspectée avec méfiance par les soldats de l’octroi. Quand ils
arrivèrent place de l’Arbalète où se trouvait la forge des Tricotin, un
attroupement les suivait, harcelant de questions les miliciens.
— Je n’ai ni bottes ni
chaussures à t’offrir, s’excusa le maître forgeron après lui avoir donné une
saie de mauvaise toile grise élimée au col et aux manches et une paire de
hauts-de-chausses rapiécés, mais, comme la saie, rigoureusement propres.
Dame Tricotin lui servit une écuelle
pleine au ras bord de soupe au beurre et à l’oignon et une omelette aux lardons
de quatre œufs, tandis que son mari allait au cellier tirer un pichet de
clairet.
Justinien emprunta ensuite le
couteau à lame repliable du forgeron et, faute d’un meilleur bois, se tailla un
nouveau nez dans un morceau de sapin plein d’échardes. Il perçait la première
narine sous les regards ébaudis de ses hôtes et de leurs nombreux enfants quand
le sergent de la milice réapparut, accompagné d’un exempt de la prévôté qui
voulut entendre son histoire et avoir une description de ses détrousseurs.
— C’étaient des saltimbanques.
Ils dormaient quand je suis arrivé et c’est moi qui dormais quand ils m’ont
estourbi.
Peu satisfait par cette réponse,
l’exempt prit un air soupçonneux.
— Quel est ton nom ? D’où
viens-tu ?
Justinien interrompit le percement
de la narine pour mentir spontanément.
— Je m’appelle Justinien Pibrac
et je viens de Clermont.
Il répéta son histoire de pèlerin en
route pour Rocamadour.
— Qui sont tes parents ?
Justinien baissa la tête pour
répondre :
— Je suis un enfant trouvé.
J’ai été élevé au refuge Saint-Vincent.
L’exempt s’en fut, le laissant
achever en paix son nez de sapin.
Ayant chaleureusement remercié les
Tricotin pour leur accueil, il quitta Racleterre vers none, pressé de rattraper
ses agresseurs et de reprendre son argent, ses vêtements et son couteau.
Peu habitué à marcher sans
chaussures, il s’écorcha rapidement les pieds sur les cailloux du chemin et dut
s’obliger à de fréquentes haltes.
Il traversait un bois quand un chien
errant prétendit le croquer vif. Il eut très peur mais parvint à le repousser
en l’atteignant avec une grosse pierre sur la truffe. Après, il se trouva une
branche qu’il élagua sommairement et transforma en gourdin.
Il passa la nuit chez les
cisterciens du monastère de Maneval et sut les émouvoir avec le récit de ses
malheurs et sa maîtrise du latin pendant les complies (il prétendit l’avoir
appris au refuge de Clermont). Le lendemain, ils lui offrirent une paire de
sandales de cuir, un pain d’une livre et un fromage de brebis dur comme son nez.
Il traversait Tras-la-Carrigue quand
il avisa un petit comité bavardant avec animation sur la place du bourg.
Justinien s’approcha, salua civilement et demanda s’ils avaient vu passer une
troupe de saltimbanques dans un chariot bâché tiré par un bœuf. Saisi aux bras
et aux jambes, il fut traîné malgré ses cris jusqu’à la prévôté où on le menaça
de le livrer au tourmenteur s’il ne révélait pas la cachette de ses complices.
Il apprit ainsi que la troupe avait donné la veille une représentation et, depuis
lors, de nombreux vols étaient signalés.
— Je ne suis pas des leurs, je
suis moi-même une de leurs victimes. Ils m’ont estourbi et laissé pour mort
devant les murs de Racleterre ! Sans un forgeron et sans les bons moines
de Manaval, je serais encore nu comme le dos de la main. Si je vous ai
questionnés tout à l’heure, c’était pour les retrouver et récupérer mon bien.
Si je savais où ils se cachent, je ne serais pas venu vous le demander.
Il raconta une nouvelle fois son
histoire de pèlerin, Pibrac, la Vierge noire de Rocamadour, le refuge des
enfants trouvés… On le crut à moitié. Tout le monde constata l’existence de sa
bosse (« Elle était plus grosse hier ! »), mais avant de le
laisser poursuivre sa route, le prévôt voulut vérifier ses dires. Un sergent à cheval
partit pour le monastère des cisterciens. En attendant son retour, le prévôt
voulut savoir ce qui se cachait derrière le faux nez. Justinien obéit.
— Tu aurais pu avoir la lèpre,
dit l’officier en lui faisant signe de le remettre.
Les vêpres étaient proches quand le
sergent revint et déclara que les moines avaient confirmé en tous points son
récit.
Justinien
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