Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
ou son corps. Or, ce soir-là, ce cœur et ce corps appartenaient à Hercule. Mais revenons à hier au soir.
« Notre critique savoure sa vengeance.
Janisse de La Ravoie me fait signe de le suivre, nous allons faire quelques pas, dans le jardin, en toute amitié.
Terrible entretien. Cet homme me met à nu, sa parole est comme un couteau qui me fouillerait les chairs en cherchant les zones les plus sensibles. Je vous rapporte ses paroles, mot à mot :
— Vous avez du talent, Molière, me dit-il. Je vous ai vu à l’œuvre ce soir, vous avez un talent prodigieux, je le confesse sans réserve. Et vous êtes ambitieux, je le devine. Je ne me laisse pas duper par votre fausse humilité. J’ai un bon œil doublé d’une oreille absolue. Bientôt, la rue vous semblera trop étroite. Ces turlupinades, ces singeries où vous excellez, ne sont qu’une entrée en matière. Vous y naissez, mais vous en sortirez. Vous êtes destiné à laisser votre empreinte, mais pour cela, il faut encore faire les bons choix. Vous m’avez outragé. Je dois vous punir. De plus, je n’aime guère ce jeune homme, Hercule de Maisonneuve. Je persiste à penser qu’il s’est trompé de couloir. Cet Illustre-Théâtre que vous menez en bon capitaine ne demande qu’à prendre la mer. J’ai prêté négligemment l’oreille – celle qui entend tout – à quelques conversations de coulisse. Vos comédiens sont passés ce soir de la salle basse de la taverne à la table de banquet. Ils sont encore au bas bout, mais ils ont trempé leurs lèvres dans des verres de cristal, ils ont goûté au nectar des dieux, et ce soir, en regagnant leur petite chambre, leur petit lit, ils poursuivront en rêve leur repas de noce. Car c’est ce soir qu’ils viennent d’épouser les honneurs. Aurez-vous le courage de le réveiller en plein songe ? De leur dire : Oubliez cette nuit d’ivresse, oubliez la respectabilité, les promesses d’avenir : des mécènes, des protecteurs, des pensions, un public d’or et d’azur, un foyer, un théâtre avec gradins de bois et rideau de velours cramoisi… prenons la route, mes frères,remontons à bord du chariot de Thespis, vivons libres, d’amour et d’eau fraîche… ? Ah, cette existence est riante quand on a vingt ans, mais vous êtes l’un des plus jeunes, certains sont à l’automne de leur vie, et après l’automne, il y a les cheveux blancs, la tombe. Que choisissez-vous ? Pour vous et pour eux : Paris, et si c’est Paris, c’est la grande porte, la voie royale, entrer en rivalité avec la troupe de monsieur Bellerose, avec l’hôtel de Bourgogne, si c’est Paris, c’est être maître de la campagne ou rien ! Ou alors, l’exode : le froid, le vent, un morceau de pain, des parades de bouge en bouge, jouer pour des ignorants et des brutes, un soir dans un château crevassé, à dormir sur les dalles, près des chiens et des laquais, la face qui brûle à proximité des flammes et le dos qui grelotte dans les courants d’air. Le lendemain, la misère et la faim, l’encre qui gèle dans l’encrier, la mutinerie de votre équipage, les reproches qui vous encerclent et vous mordent par l’arrière, comme autant de rats attaquant un prisonnier dans son trou ! Ah, douce vie de bohème !
Comprenons-nous bien, Molière, poursuit l’ignoble individu, jouez dans cette pièce Les Conquistadors , et je puis vous garantir que Paris deviendra pour vous terre maudite. La plume est plus forte que l’épée. La mienne est un gouvernail, une boussole, j’indique le nord, je trace le cap. Quelques écrits, quelques paroles suffiront à vous rendre partout indésirable.
— Si je comprends bien, dis-je, vous me faites chanter.
— C’est ma riposte. Cependant, une fois nos dettes soldées, rien n’interdit un nouveau départ. Si je puis vous mettre à l’index, d’un claquement de doigts, je puis également, puisque vous êtes brillant, vous introduire dans les cercles les plus fermés, je puis être votre ami. Mais de tout cela, nous reparlerons plus tard, me dit-il en me quittant, pour l’heure, décidez : jouer ou ne pas jouer, être ou ne pas être. Les cartes sont dans vos mains, la bonne nuit, Molière. Dormez en paix. »
François de Lyon n’attend pas qu’on le lui demande pour donner son verdict :
— Vous avez pris la bonne décision, Molière. Cet homme est en effet capable de créer l’opinion et de la diriger à sa guise. Du moins, pour l’instant. Vous êtes responsable de
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