Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
devant lui d’un bon pas, en suivant la troupe de bohémiens qui va changer d’emplacement, en espérant peut-être rencontrer ailleurs, sinon plus de succès, du moins plus de générosité.
Molière les suit.
La troupe tourne à main droite, puis à main gauche, la jolie brune est toujours après eux. Molière s’arrête. C’est une rue étroite, fermée par le fond, ouverte par la gauche. Et près du fond, on fait les comptes, avant de se remettre en marche.
— Les Parisiens sont mauvais payeurs, dit l’un des bohémiens. Ce n’est pas une légende, mais une vérité des plus douloureuses pour ces serviteurs de l’Art que nous sommes.
— Console-toi, dit la jolie brune en montrant la bourse de Molière, ils payent mal, mais ils sont riches.
— Pardieu ! dit encore l’un des bohémiens, vivre de rapines et de mensonges, quand on était destinés à de si nobles tâches !
Molière patiente.
Cette petite scène vaut bien la première.
— Diable, dit l’un des bohémiens, avec un fort accent de Toulouse, le guet en approche !
— Malheur ! dit un autre, avec un timbre des plus chantants, tout est vrai ! Paris regorge de ladres, de richesses, de drôlesses en fleur, et de gendarmes en patrouille ! Filons !
Mais pour filer, il faut revenir sur ses pas, Molière se cache à l’angle de la rue, et saisit la jolie brune par le poignet quand elle passe devant lui. D’un geste vif, il reprend aussitôt sa bourse.
— Retour au donateur ! dit-il.
Le groupe s’immobilise. Le guet va bientôt montrer sa tête.
— Venez, suivez-moi ! dit Molière le sourire aux lèvres. Un bon Parisien a cent défauts, mais chez lui, c’est un renard dans son bois, il n’a pas son pareil pour semer les chasseurs à ses trousses !
Votre fortune est faite !
Cette bourse, il faut en effet la verser dans le vin.
Mais le vin que l’on boit seul est des plus tristes et des plus indigestes, il assombrit l’humeur et tourmente le foie. Molière est heureux de pouvoir offrir sa tournée. Les verres se choquent, les coupes débordent.
— Monsieur de Tolède, dit-il tout haut, voyez comme je mets en lumière votre prodigieux salaire !
— Et comment l’avez-vous gagné ? demande l’un des bohémiens, par curiosité.
— En jouant la comédie.
— Mazette ! s’exclame l’une des filles, un confrère !
— Mais alors, reprend le premier, le talent paye !
— Il abreuve du moins, précise un autre.
Le bon vin délie les langues, c’est bien connu. On fait connaissance, on se dit tout. Ces bohémiens, en vérité sont autant de Bohême, de Turquie, d’Égypte, du Caucase, de Grèce ou de Rome, que Molière est de Jérusalem. Ce sont effectivement des comédiens. S’ils n’osent ouvrir la bouche, en public, du moins, ainsi maquillés et parés, c’est par juste crainte de se trahir. Cette troupe est des plus française. Adoptés par une caravane de bohémiens, ils acceptèrent de les suivre, pour fuir les ennuis… ou peut-être même l’ennui tout court. Ils attendent la chance de leur vie, un coup de pouce de la bonne fortune. Or, ce coup de pouce, les choses ne sont pas si mal faites sous le soleil, Molière ne demande qu’à le leur offrir.
— Vous êtes comédiens ? demande-t-il avec sérieux. Cela signifie : Êtes-vous capables d’interpréter un grand texte ?
— Jusqu’à la moelle des os, dit l’un des bohémiens, en se levant soudainement, le feu au cœur. Molière, cependant, veut juger sur pièce. Dans la taverne, c’est représentation gratuite. Les comédiens se répondent, les voix se lèvent. Les buveurs se rassemblent. Un cercle se forme autour de cette table où Molière reprend espoir.
Il n’est pas le seul d’ailleurs.
Ces comédiens n’en croient pas leurs yeux.
On les écoute, on les admire, on vient les entendre. On les applaudit à tout rompre.
Parfaitement convaincu, Molière se lève, il tend son verre, et dit avec force :
— Messieurs, votre fortune est faite !
Offre d’emploi
Molière expose toute l’affaire. Pour la compagnie de ces bohémiens de France et de Navarre, c’est plus qu’une aubaine : un miracle, le début de la reconnaissance. Cette offre prodigieuse et sidérante, c’est en chair et en âme le Paris auquel ils croyaient en quittant leur province lointaine des rêves plein la tête, des étoiles dans les yeux, ce Paris idéal qu’ils virent disparaître en fumée, s’évanouir comme un mirage, à l’heure de la rencontre, en passant les
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