Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
cette compagnie, vous avez charge d’âmes. Cependant, si je puis vous donner un conseil, gardez-vous d’irriter ce frelon, mais n’allez paspour autant sceller d’alliance avec lui. Il vous tiendrait dans sa main, vous seriez son jouet. Écartez-vous de cette pièce Les Conquistadors , il faut savoir se retirer à temps, faute d’essuyer une tempête. Mais ensuite, soyez patient. Faites vos preuves pas à pas. Laissez le public vous porter de marche en marche. Ne cherchez pas à briller en société. Vous y perdriez votre temps et ce qui est plus grave, votre flamme. Soyez persévérant, soyez vous-même.
— Merci du conseil, je le suivrai à la lettre.
— Cependant, je crois que vous ne me dites pas tout.
— Comment cela ?
— Je devine qu’il y a une autre raison, plus personnelle encore, justifiant votre désertion soudaine.
Molière reste bouche bée.
Cet homme est-il devin ? Est-ce un mage ?
— Seriez-vous extralucide, monsieur, lisez-vous dans les âmes ?
— Certains visages sont comme des masques, certains cœurs sont de pierre, ces faces sont indéchiffrables, ces statues sont impénétrables. Vos yeux sont des fenêtres, on y voit à travers, votre esprit est ouvert, on y rentre sans frapper.
— Monsieur, en effet, vous m’avez mis à jour. Voilà la chose, j’aime passionnément une femme, cette femme m’a beaucoup aidé, elle est mon soutien, ma sœur, mon amante, ma vie. Cette femme se nomme Madeleine Béjart. La compagnie de l’Illustre-Théâtre lui doit tout, c’est elle qui la tient debout plus que moi-même. Or, je ne suis pas aveugle. Et j’ai bien vu, hier, comme elle regardait Hercule. Elle en est éprise, j’en jurerais. Oui, monsieur, je crains d’être préféré, d’être dédaigné, je crains de souffrir. Cela m’a peut-être aidé, en effet, à prendre ma décision. Il se passe bien des choses quand on joue la comédie, on touche à des émotions… Si Madeleine devait prendre part à ces répétitions, si elle devait côtoyer chaque jour Hercule de plus près, je sais ce qui arrivera. Hercule n’est pas de ces gens qui, semblables aux décors de carton peint, font illusion de loin, mais révèlent leurs faiblesses et leurs artifices quand on les approche de trop près. Il est d’or vrai. Plus elle le découvrira, plus elle l’aimera.
— Mais vous n’avez pas confiance en votre ami ?
— Hélas, je ne veux pas le soumettre à la tentation, avoue Molière en baissant les yeux. Madeleine est belle, pleine de feu. Il y eut d’abord Chimène, pour elle Hercule aurait tout donné, puis c’est maintenant cette femme, Desdémone ! Tout cela en quelques jours à peine. Demain, ce pourrait être Madeleine ! Hercule est fait pour l’amour comme je suis fait pour le théâtre.
Molière reste un moment silencieux, avant de reprendre la parole :
— Que vais-je dire à Hercule ?
— La vérité.
— Vous avez raison, c’est encore la meilleure chose à faire. Et je dois le faire vite.
Cependant, Molière hésite encore avant de faire ses adieux. Il est intrigué… ce cahier de cuir sur le bureau semble bien lourd… L’œuvre est là, sous ses yeux.
— Je vous en prie, dit François de Lyon en suivant le regard du jeune comédien, et en lui offrant sa chaise. Molière n’ose encore prendre place, mais le maître insiste : Asseyez-vous .
Le mystérieux auteur en profite pour se détendre un peu, relâcher son esprit. Il ouvre grand la fenêtre, s’adosse au mur, bourre sa pipe qu’il vient de saisir, embrase son tabac et tire quelques bouffées. La fumée s’élève et se laisse emporter au-dehors par un courant d’air.
Molière feuillette les pages une à une, avec le plus grand respect. Il n’en revient pas. Cela tient du prodige. L’écriture est franche, les mots sont parole et musique. Ce texte, c’est une armée en marche, cette phrase un parfum de fleur dans un corps de plomb, de la pierre et de la lumière, une voix qui monte et descend, vers Dieu ou dans la glaise.
Et si peu de ratures, de reprises, comme si la Pensée avait jailli toute droite de la plume, en colonne.
Molière lève la tête, les larmes aux yeux, et les yeux étincelants :
— Monsieur, je ne sais que dire. Un ange vous aurait-il dicté la partition, mot à mot ?
L’auteur éteint sa pipe.
Il respire profondément et revient près de son bureau, pour saisir la carafe.
— Je crois à l’invisible. Je suis la main, mais l’Esprit vient d’ailleurs. Il
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