Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
réfléchi aux conséquences qu’entraînerait son action punitive, Belles-Manières range son épée, et se tourne vers Desdémone :
— Madame, dit-il, ce que j’ai fait, je l’ai fait pour Lanteaume. J’avais une dette envers lui, comme auprès de ces messieurs, dit-il en nous désignant, don Juan, Edmond et moi-même. Me voilà soulagé. Ma plus grande joie, ce soir, sera d’aller au théâtre, vous voir et vous entendre. Être brigand n’interdit pas d’avoir une âme, et peut-être même de l’esprit.
— Monsieur Belles-Manières, vous portez bien votre nom, dit Desdémone en s’inclinant devant l’honorable truand qui nous quitte avec solennité pour aller s’installer dans la salle.
Desdémone veut encore savoir comment nous aimerions, monsieur de Villefranche et moi-même, être récompensés. Je me contente de lui répondre :
— Service de Son Éminence.
— Quant à moi, madame, déclare le gentilhomme, pour tout dire, j’aimerais fort que vous rendiez sa liberté à Hercule. Je crois bien me faire comprendre.
Cette parole, prononcée d’une voix neutre, mais pourtant pleine de sous-entendus, c’est un nouvel affront qu’il faut essuyer dignement.
Desdémone va donc répondre d’un même timbre, incolore, par des propos tout aussi sybillins, à la demande du gentilhomme :
— Rassurez-vous, monsieur, j’ai déjà pris mes dispositions. Aussi, dès demain, Hercule pourra retrouver son maître .
Jusqu’à rendre le souffle
Chaque belligérant ayant reçu sa récompense, intérieure, symbolique, charnelle ou sous forme d’engagement, Desdémone nous prie de bien vouloir attendre. Elle entraîne sa fille avec elle, en s’écartant de quelques pas seulement.
Sur ces entrefaites, des éclats de rire résonnent jusqu’à nous. Ils ont traversé la cour.
— Molière ! me dit don Juan.
En effet, ce ne peut être que lui. Le voici chargé de distraire le public en attendant les retardataires. Nous restons sans bouger, don Juan de Tolède, Edmond de Villefranche et moi-même. Tous trois silencieux, nous ne pouvons rien entendre, mais nous sommes tenus de voir ce qui s’accomplit devant nos yeux. Ces yeux ont en effet pour mission de veiller sur celle qui est désormais non plus la protégée de Lanteaume, mais celle de Son Éminence, et ce jusqu’à ce qu’elle soit mise en sûreté.
Il m’est donc impossible, Sire, de vous rapporter les paroles qui furent échangées entre cette mère au passé douloureux et cette fille ayant vu s’écrouler son univers comme un château de cartes.
Cet entretien dut ressembler à une lutte. Mais il faut croire que le pardon et donc l’amour en sortirent victorieux, puisque nous vîmes au débouché d’une conversation passionnée, la mère et la fille se prendre dans les bras, rester ainsi toute une minute, autant dire une éternité, une éternité capable sinon de rattraper le temps perdu, du moins de panser bien des blessures.
Après avoir épongé ses larmes, en détournant la tête, Desdémone revient nous confier sa fille. Elle a retrouvé cette hauteur souveraine, cette morgue d’une femme qui, à en juger par la mine comme par la tenue, pourrait être de Castille… Cette morgue qui doit cacher sous un masque de froideur, la violence des émotions qui l’assaillent :
— J’ai cru comprendre qu’il n’y avait plus guère de secrets entre nous, messieurs. Vous ne serez donc pas surpris d’apprendre que le cardinal vous attend, en compagnie de mademoiselle. Montez l’escalier. Vous verrez deux gardes devant sa porte. Le mot est Miséricorde. Son Éminence prend ses précautions. Quant à moi, je vous quitte, je vous dis adieu. La bonne patience de notre illustre public doit avoir ses limites. Je devine ces spectateurs fort pressés de voir la grande prostituée se livrer en pâture. Croyez-moi sur parole, ils obtiendront satisfaction, car ce soir, messieurs, j’entends bien me donner à tous, jusqu’à en perdre le souffle.
Entretien
Nous montons les escaliers. Étrange sensation pour votre narrateur, Sire, qui reconnaît un décor découvert jadis sur la pointe des pieds. À mon grand soulagement, le cardinal a changé de pièce. En effet, les gardes tiennent l’entrée, nous leur donnons le mot, nous entrons.
Cette chambre est décorée avec un soin rigoureux, un goût certain. L’Italienne se plaît manifestement à vivre dans un décor de rêve.
Devant tant de splendeurs, de luxe et raffinement,
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